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Teshigawara : Création mondiale de « Sleeping Water »

A Martigues, au Théâtre des Salins, Saburo Teshigawara rebondit sur Sleep, créé en 2014 avec Aurélie Dupont. Mais Sleeping Water est une nouvelle pièce, parfaitement autonome.

Sleeping Water: L’eau et le sommeil, les eaux et les rêves... Et pourtant, Teshigawara ne plonge pas vraiment dans l’univers de Bachelard. Sleeping Water est une pièce hantée et agitée, plutôt sombre, qui questionne les frontières entre le réel et l’illusion, entre le moi et son enveloppe charnelle.

La lumière ? Insaisissable dans ses éclats soudains, ses trames et ses vibrations. Le décor ? Des chaises et une table, surréels, translucides et suspendus en l’air, n’existant au sol que par leurs ombres. Les corps ? Plutôt une matérialisation de l’air et du vent, comme toujours chez Teshigawara et sa fidèle compagne, Rihoko Sato. Les deux produisent ici également moult illusion d’apesanteur, comme si leurs corps étaient submergés par les eaux ou parvenaient à s’appuyer sur le vent.   

Le corbeau et le sommeil

Il est peu surprenant d’entendre Teshigawara faire l’éloge de l’eau comme source de la vie. Le premier tableau, jouant sur des effets lumineux aux frontières de l’illusion d’optique, peut en effet évoquer une naissance. Dans le noir, des flashs crépitent depuis la jupe métallique d’une danseuse renvoie les faisceaux en pivotant, sans que l’on puisse réellement la discerner. Mais la pièce part de l’idée du sommeil, élixir intangible qui ressource et régénère ce que l’eau et la lumière ont créé.

La compagnie de Teshigawara s’appelle Karas : Le Corbeau. Dont on entend le cri au premier tableau quand les danseurs, installés au sol, surgissent comme du néant, grâce à un infime rayon lumineux. Le chorégraphe dessine ses éclairages avec la profonde délicatesse qui anime également chacune de ses ondulations. Le corbeau donne le ton: Sleeping Water contient des cauchemars, des tourbillons, des désarrois. Teshigawara ne serait pas le premier chorégraphe japonais à créer un spectacle sous influence des ondes de choc et traumatismes déclenchés par le tsunami de 2011. Difficile, en effet, de se soustraire son inconscient aux effets d’un tel cataclysme.

Des cycles de vie

La succession de solos, duos, trios etc., dans une belle fluidité, n’est pas sans évoquer un cycle de vie avec ses turbulences, la vieillesse et le repos final, évoqué par Sato dans un solo sobre et apaisé, initialement composé pour Aurélie Dupont dans Sleep pour évoquer le sommeil. Mais dons ce nouveau spectacle, d’autres lectures sont possibles. La filiation entre les deux pièces est évidente, mais on passe de cinq interprètes à six et Teshigawara évoque « une toute nouvelle recherche sur le mouvement » (lire notre interview).

Sleeping Water remplace donc Sleep puisqu’il va de soi qu’Aurélie Dupont ne peut tourner avec Karas, depuis sa nomination à la tête du Ballet de l’Opéra de Paris. Mais les pièces de danse connaissent également leurs cycles de vie. Cette nouvelle création est appelée à se substituer à Mirror and Music comme étendard de la compagnie. Il faut bien accueillir un cheval de bataille dans son écurie, et Sleeping Water est assez racé pour se lancer dans la course. Pourquoi Sleeping Water et pas Flexible Silence, pièce qui verra le jour à Chaillot en ce mois de février 2017 ? Tout simplement parce que cette dernière sera beaucoup plus complexe à envoyer en tournée, en raison de la présence sur scène de l’Ensemble Intercontemporain et du Sextuor d’ondes Marthenot du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. C’est donc Sleeping Water qui sera la nouvelle pièce de référence de Karas.

Plus qu’une technique: Un langage !

La technique si unique de Teshigawara et Sato est en passe de devenir un véritable langage disposant de sa propre grammaire, comme chez Marceau et Decroux. A la puissance évocatrice du mime, laquelle découle directement de la danse, le maître ajoute ici son talent de comédien. Assis au sol, fragile, faisant face à la mort et la solitude, Teshigawara évoque un personnage beckettien, déchu mais métaphysique. Son langage peut aujourd’hui tout exprimer, se déclinant de l’extrême lenteur à la vitesse la plus effrénée, du plus intime au plus symbolique. Et dans le corps de Sato se dessine ce que seule une De Keersmaeker sait inscrire dans l’espace: Une fusion de rigueur, de fluidité et de liberté.

Les soixante ans franchis, Saburo savoure comme à ses débuts. Aucun signe de fatigue. Au contraire, lui et Rihoko ne cessent de montrer leur avance en matière de fluidité, d’articulation et de clarté, face aux quatre disciples qui savent pourtant impressionner. Sur un concerto de Bach, leurs corps deviennent les archets qui caressent les cordes. Sur Arvo Pärt, ils incarnent l’âpreté des déchirements. Au rock (l’incontournable Paint it black), ils ajoutent des cris d’épouvante, des bruits d’orage et de verre qui se brise, alors que l’ensemble des six interprètes se jette dans un clubbing apocalyptique et spectaculaire.

Avec leur philosophie et leur virtuosité qui semble sortir tout droit d’un rêve, Teshigawara et Sato livrent une pièce envoutante, toujours sur le fil et à la frontière du réel, du conscient et de la vie, porté par cette légèreté physique qui n’appartient qu’à eux et qu’on redécouvre toujours avec la même fascination, comme quand on s’adonne à la contemplation des vagues de l’océan. Sleeping Water en incarne à la fois la dimension méditative, la beauté et les dangers.

Thomas Hahn                                                       

Spectacle vu au Théâtre des Salins, scène nationale de Martigues, le 10 février 2017

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