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Tero Saarinen : Que la lumière soit !

Le chorégraphe finlandais Tero Saarinen remonte Borrowed Light, une œuvre majeure créée il y a vingt ans, qui sera donnée, pour une seule représentation en France, à la Filature de Mulhouse dans le cadre de la Quinzaine de la Danse avec la Boston Camerata. Nous l’avons interrogé sur cette pièce exceptionnelle qui s’inspire de la communauté des Shakers.

DCH : Pourquoi avez-vous décidé de vous intéresser à la communauté des Shakers ?

Tero Saarinen : J’ai créé cette pièce il y a vingt ans, en 2004. En fait, j’avais vu des extraits de la pièce de Doris Humphrey, The Shakers, sur cette communauté religieuse américaine du18e siècle qui s'est séparée des Quakers et qui était connue pour son culte extatique. Donc je m’y suis intéressé, et je me souviens avoir été frappé par leurs mouvements.  J’ai commencé à étudier de plus près leurs valeurs fondamentales. Ils étaient pacifistes, pour le célibat, la simplicité et le dévouement au travail. Ils croyaient que Dieu était à la fois mâle et femelle, et qu'il partageait les responsabilités de manière égale, quel que soit le sexe, ils étaient donc pour l’égalité sociale entre les hommes et les femmes et l’éducation de ces dernières, la propriété privée était interdite. Une devise bien connue des Shakers était : "Les mains au travail, les cœurs à Dieu". De ce fait, ils avaient imaginé un mobilier minimaliste dépouillé de tout ajout décoratif très prisé aujourd’hui par les designers… Et ils étaient tournés vers l’avenir. Mais le plus intéressant, en ce qui me concerne, était qu’ils avaient développé une danse très singulière, basée sur l’improvisation, avec des tremblements, et parfois des chutes au sol ou des transes, ainsi que des chants lors de leurs réunions et cérémonies. J’ai eu envie de creuser davantage. C’est alors qu’à Lyon, où je présentais une pièce à la Biennale, j’ai trouvé un disque de la Boston Camerata Shakers songs et j’ai tout de suite été impressionné par leur héritage musical.

DCH : En quoi vous sentiez-vous plus particulièrement concerné ?

Tero Saarinen : À l’époque, ma compagnie avait tout juste neuf ans. Cette pièce m'a donc servi de miroir grossissant, pour voir comment une telle communauté peut fonctionner. Pourquoi les gens se réunissent-ils ? Comment travaillent-ils ensemble ? Comment fixent-ils les objectifs ensemble ? Et quels sont les compromis que chacun est prêt à faire pour accomplir cet objectif commun ou l'atteindre ? Ça m’intéressait donc beaucoup. Et je dois dire que nous voulions ramener tout cela dans notre actualité, notamment autour de ce que supposent ces sacrifices pour la communauté, et le constat que la ligne est très fine entre la confiance que l'on peut placer en quelqu’un, et le moment où ça dérive dans la mauvaise direction. Quelles sont vos valeurs ? Pourquoi changent-elles ? Et pourquoi commencez-vous à les utiliser ou à faire mauvais usage de votre pouvoir en tant que « leader » ?


DCH : Comment avez-vous réussi à rencontrer la Boston Camerata ?

Tero Saarinen : Très simplement. En leur passant un coup de téléphone. J’avais trouvé que Joël Cohen en était le directeur avec sa femme Anne Azéma. J’ai juste appelé et leur ai demandé s’ils étaient intéressés par une collaboration avec la compagnie. Ils ont dit « Oui. Rencontrons-nous et parlons-en ». Nous nous sommes finalement rencontrés en Italie, où nous présentions notre Soirée Stravinsky. Il se trouve que la Boston Camerata va fêter ses 70 ans et ma compagnie ses 30 ans l’an prochain, donc ça faisait sens de reprendre cette pièce.

DCH : Comment les danseurs et les chanteurs interagissent-ils ensemble sur le plateau ?

Tero Saarinen : L’idée initiale est conservée, à savoir que j’ai toujours voulu intégrer la Boston Camerata dans l’action pour tisser une nouvelle communauté. La Boston Camerata est un ensemble de musique ancienne qui s'est battu pour son existence pendant 70 ans, ce qui, en Amérique, est incroyable. Nous sommes une compagnie de danse contemporaine et nous avons survécu pendant 30 ans en Finlande. C'est donc déjà une célébration, qui vaut la peine d'être fêtée comme telle. La Boston Camerata c'est du chant a cappella et nous, de la danse en direct, nous tissons ces deux matériaux ensemble. Lorsque nous nous réunissons, nous créons quelque chose de plus grand, de plus fort, une nouvelle communauté 2025, avec de nouveaux chanteurs, de nouveaux danseurs…

DCH : Justement, 20 ans après, le monde a terriblement changé. Comment appréhendez-vous Borrowed Light dans le contexte actuel ?

Tero Saarinen : Vu le monde d’aujourd’hui, il me paraît d’autant plus important de remonter cette œuvre. Je pense que le sujet du vivre ensemble est encore plus important qu’auparavant, car, actuellement, les inconvénients, les pièges ou les frictions liés à la communauté sont d’autant plus exacerbés. Et je voulais soulever une double problématique, dont le premier terme serait : pourquoi avons-nous si peur de croire en quelque chose ? Bien sûr, parce que nous sommes bombardés de mensonges. Il n'y a plus de vérité. Alors, sommes-nous assez courageux pour affirmer que nous croyons en quelque chose et que nous travaillons pour quelque chose ? C'est pourquoi je pense que cette juxtaposition ou ce dualisme de la vie est capital à questionner maintenant, afin de ne pas prendre la mauvaise direction.

Au début je me demandais si je devais changer quelque chose ou si je devais remettre cette pièce à jour. Mais quand nous avons commencé à travailler et que la nouvelle génération de danseurs a apporté son point de vue et son talent, je me suis vraiment senti à l'aise et je me suis dit que je n'avais pas besoin de changer quoi que ce soit. Tout est là.

Et parce que les temps et les valeurs ont changé, l'intonation du travail est différente et j'ai l'impression qu'il est plus fort, même parce qu'il traite vraiment de ce en quoi nous croyons ou de ce en quoi nous sommes prêts à croire. En quoi croyons-nous ou croyons-nous encore quelque chose ? Donc dans ce sens, c'est très actuel, oui, et très fort.

DCH : Mais le verbe croire est ambigu : la vérité et la foi ne sont pas du même ordre…

Tero Saarinen : Bien sûr, c'est pourquoi il s'agit d'un processus d’approfondissement de soi et de soi aux autres. Même si nous croyons en quelque chose, pouvons-nous chérir cette croyance, pouvons-nous la fertiliser, la modifier, l'actualiser parce que les temps changent, sans perdre la cohésion, l'écoute et la connaissance mutuelle. Selon moi, c’est cela, être un humain. Il est important de souligner que l'on peut toujours croire en quelque chose, que l'on peut produire de la beauté, on a le droit d’être fragile, on peut se connecter aux fréquences les plus sensibles de l'humanité. Je pense que c'est de cela qu'il s'agit dans cette pièce. Pour moi, le plus important est que nous ne devenions pas cyniques, endurcis ou unidimensionnels.

DCH : Au niveau de la scénographie générale avez-vous effectué des modifications ?

Tero Saarinen : Non. Je pense que certaines œuvres doivent être préservées. Et je crois que celle-ci est, du moins dans l'histoire de la danse contemporaine finlandaise, un classique donc je ne voulais rien changer. Avec Mikki Kunto, le concepteur d'éclairage et la créatrice de costumes Erika Turunen, nous avons trouvé un environnement visuel à la fois économe dans ses moyens et riche de ses effets. La réaction des gens en Finlande a été très positive, et ceux qui l’avaient déjà vue ont dit que la pièce était encore plus forte qu’avant. Nous sommes très heureux de présenter Borrowed Light en France, à la Quinzaine de la danse, et je tiens à remercier Benoît André, son directeur.

DCH : Pourquoi avoir appelé cette pièce Borrowed Light ?

Tero Saarinen : Ces deux mots viennent de la pratique des Shakers. Comme je vous l’ai dit, ils avaient inventé un design très moderne dans la conception de meubles, d’escaliers, mais aussi de fenêtres intérieures. Ils ont donc commencé, à construire ces ouvertures dans les maisons afin de maximiser la lumière qui y pénètre. Je pense qu'il y avait quelque chose de beau dans tout cela. Mais, là encore, il y avait une ambiguïté. Certes, ils voulaient illuminer l'intérieur, mais de sorte que vous ne pensiez à rien d'autre qu'au travail. Donc, c'était à la fois de la manipulation et très pragmatique Mais, la lumière a tellement de significations symboliques et métaphoriques que nous recherchons tous la lumière. La vie elle-même, en découle, et pour se renouveler, a besoin de photosynthèse. Nous empruntons donc toujours de la lumière pour évoquer la vie.

Propos recueillis par Agnès Izrine

Borrowed Light Le 8 mars à 18h. La Filature, Mulhouse, Quinzaine de la danse.

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