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« Salue pour moi le monde » : Joëlle Bouvier/Ballet de Genève

« Salue pour moi le monde !» Quand Isolde dit cette phrase à Brangäne, elle est bien décidée à mourir, projetant de boire, après Tristan, le philtre qui doit les tuer tous les deux. Or ce n’est pas la mort, mais l’amour qu’elle absorbe à son insu, poison tout aussi fatal et dévastateur.

En choisissant d’entrer par la passion – ce moment où l’amour et la mort se rejoignent – dans l’œuvre de Richard Wagner, Joëlle Bouvier n’a pas choisi la facilité, même si la chorégraphe a toujours su exprimer l’ardeur des sentiments. Toujours est-il que les torrents de musique wagnériens se prêtent difficilement à la danse, surtout quand il s’agit d’un opéra aussi massif que Tristan où les airs se dissolvent dans des profondeurs océaniques. Joëlle Bouvier, qui a vécu avec Wagner pendant plus d’un an pour créer ce Tristan et Isolde chorégraphique, où « dans chaque creux de la musique, il y a un mouvement qui se cache », a repris à son compte la phrase d’Isadora Duncan : « Comprenez-vous la tâche gigantesque qui nous attend si nous voulons délivrer le mouvement torrentiel lové à l’intérieur de la musique ? Ceci sera la naissance glorieuse de la danse. »

Galerie photo Gregory Batardon

En choisissant la version de la production de 1982 par Deutsche Grammophon, avec Margaret Price, René Kollo, Dietrich Fischer-Dieskau, sous la baguette de Carlos Kleiber, la chorégraphe pose déjà un regard sur les nuances qu’elle va développer dans ses personnages : pas de voix trop lourdes, de la passion mais de la tendresse, de la force mais aussi quelque chose de ténu, de fragile, une ombre dans l’airain wagnérien.

Intelligemment construit, le ballet a réduit les trois actes de l’opéra (qui dure 4h30) à une heure et demie de danse pure, livrant l’essentiel de ce drame musical et peut-être un peu plus, car au fond, la tourmente des corps plonge à merveille dans la matière wagnérienne de la musique.

Galerie photo Gregory Batardon

Le premier acte baigne dans une atmosphère toute maritime. On est d’ailleurs frappé par les reminiscences du Vaisseau fantôme qui s’immiscent subrepticement dans ce Tristan. La mer revient en ressac dans les mouvements, dans les voix d’hommes lointaines, qui plantent le décor de cette tragédie atmosphérique.

Dès le départ, Joëlle Bouvier nous fait entendre que le drame s’est noué en amont. Des scènes surgissent du noir, comme impressionnées par d’anciens rêves, Isolde brandit une épée, des groupes se forment ralentis par des souvenirs de batailles, qui se découvrent et disparaissent. Peu à peu, la scène prend son souffle, s’amplifie sous la pression du chant : Tristan et Isolde se rencontrent et sombrent immédiatement dans le flot impétueux de la danse.

Galerie photo Gregory Batardon

L’équilibre entre le groupe, qui joue littéralement comme un chœur antique, et les protagonistes : Isolde (Sarawanie Taratanit), Tristan (Geoffrey van Dyck), Marke (Armando Gonzalez Besa), et le Témoin (Sara Shigenari) (qui allie en un seul rôle Brangäne, le destin et une présence énigmatique), est remarquablement distribué. Les danseurs du Ballet de l’Opéra de Genève devenant le gonflement des vagues, les marins obstinés du temps qui passe, les courbes d’un littoral, le tranchant d’une lance.

Intelligemment accessoirisé, il suffit de quelques planches et quelques bouts de bois pour styliser ici un bateau, là une arme ou encore une forêt ou un mât. Une structure d’escaler à double hélice signé Emilie Roy symbolise un palais ou un refuge, les cordes métaphorisent la mort et le poison.

Galerie photo Gregory Batardon

Le deuxième acte qui s’ouvre avec un Wesendonck lied qui rappelle l’amour impossible de Wagner pour Mathilde Wesendonck qui suscita chez le compositeur l’écriture de ce Tristan, donne lieu à des portés et des sauts éblouissants, à des courses éperdues, des corps à corps affolants,  baignants dans un climat magique, sinon chamanique. Les danseurs volent littéralement, avant de transformer la forêt en prison fatale aux amants. La gestuelle se fait âpre, assez expressionniste, au bord du chaos. Leur désir inextinguible est rattrapé par des ombres qui s’animent, tandis que le couple devient un seul et même animal traqué, acculé basculant vers la mort qui les étreindra dans le troisième acte.

Galerie photo Gregory Batardon

Ce dernier est bâti sur le Liebestod, dernier chant d’Isolde. Mélodie infinie du désir, transfiguration d’Isolde qui s’évapore dans l’extase, tout le corps de ballet semble céder à la nuit qui les enveloppe peu à peu dans ses plis avant de tout anéantir dans les lames et les ondes infinies de l’opéra wagnérien. Les élans sont alors comme soufflés, les portés d’ultimes sursauts d’une vie qui s’en va. Seul le mystère que porte le Témoin reste entier sur une scène dévastée par un amour trop puissant.

Philippe Cohen, directeur du Ballet de Genève, a eu du flair en proposant à Joëlle Bouvier de chorégraphier une telle œuvre que rien ne disposait à être dansée – au contraire.

Bien sûr, il lui avait déjà commandé un Roméo et Juliette en 2009 mais la musique écrite par Prokofiev pour le ballet n’est pas la partition étirée de Tristan et Isolde, son courant infernal, houleux, qui emporte tout sur son passage.

La chorégraphe a su se couler dans ces ambiances pour en tirer du sens, laisser apparaître les complexes circonvolutions des mouvements, nous entraîner dans les vertiges de cette passion éternelle.

Agnès Izrine

21 mai 2015, Bâtiment des Forces Motrices, Genève.

Tournée :

Paris Théâtre national de Chaillot (23 mars au 1er avril 2016)
http://theatre-chaillot.fr/

Sceaux - Les Gémeaux  (26 au 28 mai 2016)

Ballet du Grand Théâtre de Genève

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