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Montpellier Danse : « Deleuze/Hendrix » d’Angelin Preljocaj

Un cours de Deleuze sur Spinoza et la musique de Jimi Hendrix se croisent dans les corps de huit danseurs. Un débat sur l’éternité.

Pour sa deuxième création en temps de Covid (après Le Lac des cygnes), Angelin Preljocaj met la barre très haut. Créer une œuvre à partir de la voix de Gilles Deleuze, la pensée de Spinoza, le rock de Jimi Hendrix et les corps de huit danseurs, voilà qui dépasse en complexité son Empty Moves, triptyque de danse pure rebondissant sur la lecture performative Empty Words  de John Cage donnée en 1977. Deleuze/Hendrix ajoute une couche et s’apparente à un travail de collagiste, si ce n’est d’alchimiste. On reste dans la même époque et son esprit conquérant, libérateur. D’Empty Words  de Cage au cours de Deleuze enregistré en 1981, il n’y a qu’un pas. 

Le cours de Gilles Deleuze à l’Université Paris-VIII (séance du 17 mars 1981), repris en extraits dans Deleuze/Hendrix:

Trois temps

« Qu’est-ce que c’est que cette célèbre éternité spinoziste », lance Gilles Deleuze, face à ses étudiants. Nous sommes au tout début des années 1980, et aujourd’hui on se dit, par rapport à ces étudiants, qu’Angelin Preljocaj aurait très bien pu en faire partie. S’il n’avait choisi la danse... Quatre décennies plus tard, le chorégraphe confronte l’un des cours que l’inventeur de la pop-philosophie élabora à partir de L’Ethique  de Spinoza (quelle chance de pouvoir trouver les enregistrements sur internet en accès libre) aux fulgurances musicales de Jimi Hendrix. On retrouve ainsi deux grands esprits de cette époque des possibles. En trois temps.

Car d’une part, 1980 est le moment où Preljocaj commence sa carrière d’interprète en entrant dans la compagnie de Quentin Rouiller. D’autre part, Hendrix s’éteint en 1970, autre année-clé du spectacle. Car la même année, Deleuze publie Spinoza. Ensuite il est bien sûr impossible de ne pas se situer dans l’ici et maintenant, époque où tous les horizons paraissent bien plus sombres qu’il y a un demi-siècle, quand la génération Hendrix vivait selon un masterplan où seule la liberté était prévue, mais ni le vieillissement ni la mort. Forever young, par trois fois, en trois tubes chantés par Bob Dylan, Rod Stewart et encore Alphaville. Chaque génération a son hymne, mais se voit vieillir. Hendrix, non. Il s’éteint à l’âge de 27 ans et atteint son éternité spinoziste. 

Galerie photo © Laurent Philippe

Sensations d’éternité

Et même si la jeunesse éternelle n’était pas du tout au menu de Spinoza, les chorégraphes aiment se confronter à l’absence de limites, comme récemment Boris Charmatz avec Infini, créé à Montpellier Danse en 2019 [lire notre critique]. C’était avant le Covid, il y a une éternité, ressentie… Mais alors, comment la danse, pourtant classée « art éphémère par excellence », peut-elle parler d’éternité ? Quel genre d’éternité peut-elle convoquer ? Pas facile, mais il y a des pistes. On peut par exemple, sur une piste de danse, se laisser emporter par la musique de Hendrix et souhaiter que cet instant soit éternel. Par ailleurs, c’est ainsi qu’il le devient, il suffit de le ressentir avec une intensité absolue. Ou bien, un.e chorégraphe ouvre une fenêtre sur l’infini, par une suspension apparente du mouvement dans le temps. On l’a rarement observé avec plus de clarté qu’au fil ce Deleuze/Hendrix

En même temps, danser ne dispense pas de faire la part des choses. Car Deleuze met en garde : Si Spinoza postule que « nous sentons et expérimentions que nous sommes éternels », cela exclut toute certitude ou aboutissement : « Il ne dit pas ‘Nous pensons ». Au XVIIe siècle, l’humanité était humble. Chez Spinoza, expérimenter, c’est (se) mettre à l’épreuve, infiniment. Et c’est à cet endroit précis que se niche le sens qu’il y a à confronter la douce mélodie deleuzienne à la danse : voir des corps qui expérimentent et sentent cette éternité qui s’ouvre à eux, en définissant leur existence par l’instant dansé qu’ils sont en train de créer. Ils donnent ainsi la réponse la plus pertinente à l’adage spinozien le plus galvaudé, la fameuse question « que peut un corps », si souvent rappelée autour de la danse. Mais pas dans cette pièce. Heureusement. Redondance évitée de justesse. Mieux : Dans un très beau tableau de Deleuze/Hendrix, l’idée d’éternité se danse par la métaphore, quand deux groupes de quatre interprètes forment chacun une sorte de ruban de Moebius, aux variations infinies. Ce qu’un corps ne peut, la communauté l’obtient. Car l’immortalité spinoziste n’existe que grâce aux autres qui se souviennent de nous. 

Galerie photo © Laurent Philippe

Sobriété classiciste

Preljocaj est bien trop malin pour enfoncer des portes ouvertes. On aurait pu s’attendre, sous les auspices de Hendrix et de la pop philosophie de Deleuze, à une débauche de flower power, célébrant la maxime de l’époque, « faites l’amour, pas la guerre ». S’attendre à un acte de désobéissance esthétique. Il n’en est rien. A moins que la subversion n’arrive par inversion. Car si désobéir signifie déjouer les attentes, nous y sommes. Les musiques de Hendrix choisies pour la pièce sont d’une douceur confondante et la chorégraphie n’hésite pas à évoquer l’amour avec ses actes, à plusieurs reprises. Que l’une des danseuses était enceinte au moment de la création fut un joli clin d’œil. Mais au lieu d’accoucher d’une révolution, cette danse reste sage et proprette. Même sur les plus belles envolées de Hendrix, la sobriété absolue des costumes et du langage chorégraphique est à haute teneur en balanchinité forensique. Aussi la pièce contextualise Deleuze et Hendrix par rapport à la danse, au lieu de livrer un simple remake partisan de Woodstock ou de la Judson Church. Ses adages étonnamment classicistes rappellent au contraire qu’unissons et arabesques faisaient tout autant partie du paysage chorégraphique américain de l’époque. Le ballet serait-il finalement plus éternel que la révolution chorégraphique newyorkaise ? 

Philosophie charnelle

Si la musique de Hendrix est douce, le langage de Deleuze peut être cru et charnel. Le philosophe appelle un chat un chat et un corps, un corps. Il parle du sens du rythme du nageur face à la vague et évoque la viande consommée qui produit de la chair nouvelle chez le mangeur. « Quelle horreur ! » Deleuze a de l’humour. Et s’excuse.« Mais enfin, il faut bien vivre. » Et danser ! Quand Spinoza parle du corps, la danse n’est pas loin, car elle est faite de ce que Deleuze extrapole chez Spinoza sur la composition des êtres, des corps et leurs rapports aux « parties extensives », autrement dit, le corps : « Des chocs, des appropriations de parties, des transformations de rapports, des compositions à l'infini » pour modifier ces rapports et arriver à la beauté des moments de danse suspendus et étirés qui donne(nt) à sentir que l’instant éphémère peut dialoguer avec l’éternité spinoziste. 

Galerie photo © Laurent Philippe

Que peut la danse ? 

Ephémère et éternelle à la fois, la danse aussi se sent et s’expérimente dans l’instant et dans le corps du danseur. Regardée depuis la salle, elle reste insaisissable, et c’est justement ce qui fomente notre désir d’en voir et d’en revoir sans cesse, puisque le désir d’éternité à la ville est rejoint par celui de faire durer un instant de danse à la scène. Désir éternellement inassouvi, mais beau à vivre et à voir, justement pour cette raison. Deleuze/Hendrix  l’expose en mettant en scène une mise à l’épreuve des « parties intensives » spinozistes par les « parties extensives », dans le sens de l’expérimentation permanente. 

Car Preljocaj se glisse ici à nouveau dans sa peau de chercheur fondamental. Et démontre sur le plateau comment la danse constitue une aide à la compréhension, non de façon mathématique mais de façon substantielle par un appel fait aux sens et aux connexions neuronales qui produisent un état alerte qui, dans le système deleuzien, génère l’ouverture d’esprit indispensable pour atteindre l’éternité de nos « parties intensives », celles qui restent qui subsistent après la mort des « parties extensives » et font que les « parties intensives » de Spinoza, Deleuze et de Hendrix – sans oublier Preljocaj – contribuent à la construction des nôtres. Pendant ce temps où la danse se transformait en pensée, quelques feuilles mortes tombèrent sur le plateau du Théâtre de l’Agora, à Montpellier. Et ce fut beau. 

Thomas Hahn

41édition de Montpellier Danse, le 8 juillet 2021

Reprise les 12 et 13 juillet à Aix-en-Provence, dans le cadre de Un Air de Danse [lire notre article]

Chorégraphie : Angelin Preljocaj
Danseurs : Baptiste Coissieu, Matt Emig, Clara Freschel, Isabel García López, Florette Jager, Tommaso Marchignoli, Zoë McNeil, Redi Shtylla 

Voix enregistrée : Gilles Deleuze 
Musique : Jimi Hendrix
Lumières : Éric Soyer 
Assistant, adjoint à la direction artistique : Youri Aharon Van den Bosch 

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