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Montpellier Danse : Création de Steven Cohen

Pour concevoir un rituel à la hauteur de la disparition de son ami défunt – l'artiste Elu – le performer sud-africain repousse aux extrêmes les implications de son art.

Tant pis. On en est gêné. Mais on en parlera en premier. La rumeur, la mémoire collective, voudront retenir, de la dernière pièce de Steven Cohen, son apogée transgressive, qui survient quasiment vers sa fin. Créée au festival Montpellier danse, sur une invitation de Rodrigo Garcia directeur du théâtre hTh, cette pièce est toute entière un rituel funèbre à la mémoire de l'artiste sud-africain Elu, qui s'est éteint au cours de l'hiver dernier.

Physiquement, Steven Cohen y évolue en solo sur le plateau. Moralement, la situation est celle d'un duo. Cela au point d'élaborer ce rituel ultime, au cours duquel il avale une cuillerée de cendres funéraires de son ami défunt. Il précède cet acte d'un discours très explicite, s'adressant à Elu : « Je vais incorporer ta mort à ma vie ». Il répète les derniers mots qu'Elu lui adressait avant de s'éteindre : « Je veux être avec toi pour toujours ». Il conlut : « Tu es enterré en moi, Elu. Je suis ta tombe... ».

En tout cela, Steven Cohen vérifie les fondamentaux de son art. Ils sont ceux de la performance. Laquelle ne se confond nullement avec la danse. Ils engagent le corps même de l'artiste dans une action effective, non une représentation, quoique pleine de rigueur d'élaboration, et de signification aussi explicite que transgressive. Au reste, il semble que cette action œuvre aux limites de la légalité, selon les propres vérifications de l'artiste auprès de son avocate (car il en a une, pour avoir déjà eu maille à partie avec l'institution judiciaire – en France, et dans nul autre pays…).
Cette action de Steven Cohen est d'une telle puissance radicale, qu'on craint à présent que celle-ci empêche de voir les autres passages à l'extrême que recèle Put your Heart Under your Feet… and Walk / à Elu (soit : mets ton coeur sous tes pieds… et marche). En lui-même, ce titre contient déjà un indice considérable : de pièce en pièce, tout l'art de Steven Cohen consiste en des marches. On l'y voit s'avancer chancelant, dodelinant, proche de la catastrophe. Mais toujours obstiné.
C'est que Steven Cohen se hisse sur des chaussures à talons aiguilles, dont les hauteurs de semelle sont vertigineuses. Il y a un exploit à parvenir à cheminer sur ce qui s'apparente à des prothèses, en même temps qu'à des instruments de torture, dont l'artiste a lourdement payé, dans son propre corps, les conséquences induites en termes de dégâts anatomiques. On n'a jamais été sûr de cerner la signification du recours à cet accessoire, dont la portée outrepasse de loin les seuls codes vestimentaires de genre.

Observons deux éléments. Elu était un danseur classique. Il eut énormément à souffrir de l'interdit familial sur ce point. Mais, sorte de rebelle punk – qui aura fini de se consumer dans une forme d'autodestruction – Elu était lui-même radicalement critique à l'égard de l'injonction disciplinaire de ce style de danse. Pareillement à l'égard de ses significations culturelles dans le monde blanc de l'Afrique du sud sous régime d'apartheid.

Aujourd'hui, quand Steven Cohen évolue en solo sur l'immense plateau du théâtre de Grammont, il chemine en zigzagant, difficilement, entre les rangs d'une cinquantaine de ballerines et de chaussons de danse classique, alignés au sol. Il en contrarie l'injonction académique. Comme depuis toujours dans ses pièces, il tord la figure de la montée sur pointes.

Ce motif culmine, cette fois, dans le fait qu'il est hissé sur deux cercueils en position verticale. Cela au point qu'il lui faut de hautes béquilles pour parvenir à avancer, un peu à la façon d'un échassier. Ses pieds paraissent peser une tonne. Et si les cercueils sont miniatures, voici qu'ils rappellent ceux de quelque nouveau-né, et font se souvenir à quel point d'Elu émanait la figure d'un enfant perdu sur cette terre.

Autre élément à considérer : les chaussures infernales de Steven Cohen empruntent souvent à l'anatomie des pattes animales, fines et terminées en sabots, très verticales au regard de cette anomalie que présente le pied humain, lui tout étalé à plat au contact du sol. Il faudrait encore creuser d'autres significations de ce côté. Steven Cohen participe des pensées critiques les plus contemporaines, qui dorénavant mettent en cause le principe de domination exercée par l'espèce humaine dans le règne naturel, et mettent en doute les hiérarchies de subjectivation entre statuts d'humanité et d'animalité.

Ce propos général s'aiguise au regard de l'histoire coloniale, qui aura mis en scène l'exotisme de la bête féroce, les safaris de chasse, et l'incarcération au zoo, parallèlement à la sujétion des tribus sauvages. Tout cela résonne particulièrement dans une pensée politique forgée en Afrique du sud.

Récurrente dans l'art de Cohen, cette mention est elle aussi poussée à l'extrême dans son dernier solo.

On ne saurait voir un hasard dans la façon dont il s'absente très longuement du plateau, et laisse le spectateur seul avec des images projetées en format géant en fond de scène. Elles le montrent en performance dans un abattoir, qu'on suppose sud-africain, puisque, étrange présence d'un blanc portant son tutu parmi des ouvriers exclusivement noirs, Steven Cohen s'immerge dans les bains de sang dégoulinant entre les carcasses d'animaux en cours de dépeçage.

Toujours grâcieux, portant paillettes, sourcils interminables, bijoux adhésifs, ailes de papillon mirifiques, l'artiste se vautre, se macule, recueille dans ses mains les mixtures, les souillures, dans de patientes actions chamaniques. On est là au comble d'un orchestration des puissances de vie nourricières, d'absorption et transmutation des matières du monde, qui alimenteront les souffles vitaux des organismes consommateurs, en passant par le massacre. Selon les conceptions philosophiques qu'on s'en fait, ces images peuvent passer à la limite du soutenable (quand bien même les techniques d'abattage mises en oeuvre semblent respecter les normes en vigueur).

La répartition entre performance sur scène, et restitution à l'écran de performances qui ne peuvent se produire sur scène, prélevées dans des contextes autres, fait souvent l'objet de transactions complexes dans les pièces de Steven Cohen. Dans put your heart, son immense absentement pour faire place à ces images inouïes pourrait sembler une faiblesse de construction. Mais alors celle-ci indiquerait le vide d'une impossibilité, à la taille impressionnante des questions ultimes, liées à la mort, que la pièce affronte. Après quoi au final, l'artiste même se dilue en brumes...

Gérard Mayen
Le 24 juin au Théâtre de Grammont, dans le cadre du festival Montpellier danse 2017. Nouvelle représentation : lundi 26 juin, 20h.

 

 

 

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