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Le Temps d’Aimer : « Siren » de Pontus Lidberg

Entre la mer et le désir, voilà Ulysse, ses hommes et une sirène. Mais le mystère n’est pas là où on l’attend.

Pontus Lidberg est un homme qui ne manque pas de confiance. Depuis quelques années déjà, il fait officiellement partie, avec  Alexander Ekman, d’une nouvelle garde suédoise régulièrement invitée à créer pour des compagnies d’envergure. Chacun des deux a déjà laissé son empreinte au Palais Garnier, en travaillant avec le Ballet de l’Opéra de Paris. Avant cela, Lidberg a créé, entre autres, pour les troupes du New York City Ballet, de la Martha Graham Dance Company, des Ballets de Monte-Carlo, du Royal Swedish Ballet, et du Ballet du Grand Théâtre de Genève [lire notre critique]. Et puis, coïncidence ou pas, Ekman et Lidberg se sont presque croisés à Biarritz, au Temps d’Aimer, invités par Thierry Malandain à présenter leurs dernières créations.

Lidberg, homme-orchestre

Lidberg s’y est rendu avec le Danish Dance Theatre - le Dansk Danseteater, dans le texte - en portant trois casquettes à la fois. Car Siren n’est pas seulement sa création phare produite par la troupe de Copenhague. Le chorégraphe a également pris la direction artistique de la compagnie, succédant à Tim Rushton à partir d’avril 2018 ! Et comme si cela ne suffisait pas, il danse lui-même dans la pièce. Où il se démarque radicalement, par sa chevelure blonde et en interprétant un personnage principal, tout en évitant des postures illustratives qui permettrait de l’identifier clairement comme Ulysse. Mais qui d’autre serait-il ?

Diriger deux compagnies à la fois peut obliger à trancher pour l’une des deux, ou bien au compromis. Aussi, Siren regroupe trois danseurs du Dansk Danseteater - alors que cette compagnie dispose d’onze danseurs permanents - et quatre de Pontus Lidberg Dance, une structure à géométrie variable, fondée par Lidberg et composée de danseurs et artistes d’autres disciplines.

Danse, théâtre d’ombres et cinéma

Lidberg aime l’équilibre dans les relations entre lui-même, le groupe et la sirène, rôle dans lequel Sarawanee Tanatanit apporte un soupçon d’élégance classique, dans des duos pour le moins romantiques avec Lidberg. Mais le Suédois est aussi cinéaste (dans son film Written on Water, on découvre Aurélie Dupont dans le rôle principal féminin!) et Siren construit un dialogue vivant entre la scène et la vidéo, ici employée dans un théâtre d’ombres dont l’écran n’est autre que la voile du navire. Aussi naviguons-nous en même temps à l’époque de la danse contemporaine et dans celle d’Homère, ayant parfois l’impression d’avoir pris place dans une salle du 7ème art.

A qui ici le premier rôle ?

Sens de l’équilibre aussi au début, quand cet énorme tissu incarne à la fois la voile du navire et la mer. Mais plus encore sur la durée, puisque le premier rôle va de fait au groupe masculin. Et bien que le sujet soit méditerranéen, Siren est une pièce nordique à plus d’un titre. Il y a d’abord la gestuelle, avec son côté articulé et asymétrique, aux confins de l’expressionnisme, qui ne peut que rappeler celle de Mats Ek, sans toutefois le plagier.

Ensuite, il faut placer Siren dans le contexte très politiquement correct concernant la fameuse problématique de la construction du « genre », très présente et même déterminante dans les milieux progressistes dans les pays du nord européen. On peut voir en Siren un pur produit de cette ambiance. Entre les hommes se tissent ici des relations pleines d’énergie et de douceur, d’amitié et de solidarité. Il faut dire qu’ils ont des orages et des déluges à traverser qui demandent toute leur solidarité. Mais quand ils se roulent au sol comme pour traverser des vagues pour échouer sur un rivage, Sarawanee Tanatanit et sa robe verte se fondent naturellement dans cette danse chorale et physiquement exigeante.

De qui Ulysse est-il le nom ?

Lidberg est formel : Il n’entend pas illustrer l’Odyssée. Plutôt, il lui importe de placer le passage d’Ulysse chez les sirènes dans une réflexion contemporaine. Chez Homère, Ulysse doit se faire attacher au mat du navire pour ne pas céder à son désir. Chez Lidberg, il est un homme libre. Mais la femme l’est tout autant, séduisante et puissante en même temps. L’égal des hommes, en quelque sorte. Et si cette sirène était en même temps Pénélope ? Et si la danse virulente des matelots était en même temps celle des prétendants convoitant la place d’Ulysse ? Plutôt non, mais ce Siren est ouvert aux interprétations, dans certaines limites.

Le but de Lidberg est de confronter ses thèmes - le désir avant tout - au monde actuel. En privé, il proposa une lecture qui peut changer la donne. « Imaginez donc que la sirène serait en vérité Ulysse. Pensez en ce sens, et la pièce fera plus de sens », dit-il. Et voilà: Il fallait tout simplement en finir avec cette vieille répartition des rôles entre le « sexe faible » où l’on joue la séduction et le « sexe fort » qui s’en régale. On ne trouve cependant pas de gestus à rapprocher d’un féminisme explicite. L’émancipation de la sirène reste subtile, sans nier ses propres désirs.

Il y a Siren et sirènes…

Pour un Européen du nord, les sirènes sont une belle porte d’entrée vers une autre façon de concevoir les relations entre les sexes. Et si la sirène de Lidberg sortait autant du conte d’Andersen que de l’épopée grecque ? Que signifient les tableaux de fêtes dans Siren qui succèdent, sans transition aucune, aux cauchemars maritimes? Il y a à Copenhague la sculpture représentant la Petite Sirène du conte d’Andersen, représentante poétique d’une puissance féminine qui semble irriter l’inconscient de certains hommes qui lui rendent visite pour lui casser le nez, pour lui enlever un bras ou la tête, voire pour la dérober tout simplement.

Le conte d’Andersen se termine ainsi : « Et la petite sirène, élevant ses bras vers le ciel, versa des larmes pour la première fois. Les accents de la gaieté se firent entendre de nouveau sur le navire ; mais elle vit le prince et sa belle épouse regarder fixement avec mélancolie l’écume bouillonnante, comme s’ils savaient qu’elle s’était précipitée dans les flots. Invisible, elle embrassa la femme du prince, jeta un sourire à l’époux, puis monta avec les autres enfants de l’air sur un nuage rose qui s’éleva dans le ciel. »

La forte place des gender studies dans les universités scandinaves n’est pas sans lien avec l’univers d’Andersen. Et la sirène de Lidberg défie les normes. Son chant nous parvient tel un écho lointain, une étrange musique contemporaine et distordue qui croise les souvenirs du monde romantique de Schubert. Comme les corps et les désirs, les sons affirment leur libre arbitre. Chez Lidberg, la sirène est une femme moderne.

Thomas Hahn

Festival Le Temps d’Aimer, Biarritz, Gare du Midi, 10 septembre 2019 

 

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