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"Le Sacre du printemps" de Romeo Castellucci

Non, Le Sacre du printemps de Romeo Castellucci n’est pas une énième version (il y en a à ce jour, plus de 200 !) du ballet culte de Nijinski sur le « tube » de Stravinsky. C’est autre chose, à savoir, un remaniement complet des forces à l’œuvre dans ce morceau d’anthologie qui fit soudain plonger les arts scéniques que sont musique et danse dans la modernité du XXe siècle.

Derrière un film de plastique qui aseptise littéralement la scène, de curieux robots accrochés aux cintres font clignoter des lumières rouges avant que ne se déchaîne la musique de Stravinsky amplifiée dans la version signée par l’ensemble MusicAeterna et son chef Teodor Currentzis.

Alors se mettent en mouvement ces curieuses machines, des mini-bétonnières, des épandeurs, des pulvérisateurs, des propulseurs de toutes sortes qui font littéralement « danser » la poussière qui se répand en volutes, en jets, en tourbillons, en trombes, en jaillissements, tout en suivant les inflexions de la partition, tandis que la lumière dorée ou sépulcrale nimbe la scène.

C’est aussi beau que fascinant, tant il est impossible de se détacher de ce ballet cinétique, objet chorégraphique sans corps, qui nous fait palper par cette impalpable matière le visible et l’invisible.

Cette poudreuse se dépose et bientôt apparaît un monticule à la géographie abstraite et aussi mystérieuse que L’Origine du monde qui évoque possiblement le « baiser à la terre » inscrit dans le livret comme première partie du Sacre du printemps originel.

Photos Wonge Bergmann

Si jusque-là, on se laisse aller par endroits à une réflexion sur la société post-industrielle et ses robots qui bientôt, nous remplaceront, ou sur la belle inhumanité aseptisée du contrôle, ou sur la destruction de la nature par le technologique tout n’est pas dit pour autant.

En effet, alors que l’on se demandait comment il allait traiter la Danse sacrale finale, voici qu’un rideau gris et neutre tiré de cour à jardin vient occulter la scène, rappelant soudain et irrésistiblement celui qui vient pudiquement masquer le départ d’un cercueil pour l’incinération. Et de fait, la projection d’un texte nous apprend que cette poudre sont les cendres de 75 bovins, leurs carcasses étant méthodiquement nettoyées, brûlées puis pulvérisées après l’abattoir pour fabriquer les six tonnes de cendres déversées lors de ce spectacle, et qui servent, plus généralement, d’engrais fertilisateur de sols stériles. Beau triomphe de la culture (industrielle) sur la Nature !

On ne peut qu’être saisi, dans ce lieu qui servit longtemps d’abattoirs, repaire des « bouchers de la Villette »[1], qui sont devenus depuis des machines de mort froides et mécanisées, de celles peut-être qui participent à ce « spectacle ». Mais si le parallèle reste évident dans ce stade ultime du sacrifice qui reprend le « rite païen » du Sacre (une jeune fille est tuée pour fertiliser la terre ), comment ne pas penser à Auschwitz, et aux camps de la mort, surtout quand le rideau se relève et que l’on voit des hommes en combinaisons de protection immaculées trier les restes de cendres et d’os ?

Cette dernière partie, sur la bande sonore de Scott Gibbons, le musicien qui accompagne le travail de Romeo Castellucci depuis quinze ans, nous renvoie à l’univers nucléaire. À l’aide d’instruments scientifiques de haute technologie, le compositeur américain effectue une plongée dans l’infiniment petit, à l’écoute du bruissement des atomes. Poussière d’étoiles ou « massacre du Printemps »[2] ?

Cent ans après sa création (1913), Romeo Castellucci a réussi à redonner au mythe toute sa puissance, éclairant toute l’Histoire du XXe siècle, pour en refaire un chef-d’œuvre aussi universel que contemporain.

Agnès Izrine

13 décembre 2014, Grande Halle de La Villette dans le cadre du Festival d'Automne

[1] Si vous avez le cœur bien accroché, regardez Le Sang des bêtes, de Georges Franju sur You Tube.

[2] Selon le mot des critiques en 1913 sur l’œuvre de Stravinsky in François Porcile, La belle époque de la musique française 1870-1940, Fayard,‎ 1999, 470 p. 99

Générique :
Chorégraphie pour quarante machines
Concept et mise en scène, Romeo Castellucci
Son, Scott Gibbons
Musique, Igor Stravinsky
Enregistrement, MusicAeterna, sous la direction musicale de Teodor Currentzis
Collaboration artistique, Silvia Costa
Programmation ordinateur, Hubert Machnik
Assistant scénographie, Maroussia Vaes
Assistant lumière, Marco Giusti
Responsables techniques, Benjamin zur

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