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Le Ballet de Genève : Cherkaoui, Mandafounis et Foniadakis

Au Grand Théâtre de Genève, un programme de danse maximale sur musique dite « minimale », de John Adams, Phil Glass et Arvo Pärt.

Les créations étaient au nombre de deux, ou peut-être trois, en ce mois de novembre, pour une soirée présentée sous un générique en forme d’oxymore : Minimal Maximal. Incertitude sur le nombre exact, puisque Sidi Larbi Cherkaoui a transmis son Fall, créé en 2015 pour le Ballet Vlaanderen d’Anvers, à la compagnie genevoise dirigée par Philippe Cohen. Et ce fut presque une nouvelle création. Dansée sur pointes à Anvers, Fall  l’est ici sur demi-pointes, puisque la troupe du Grand Théâtre, certes formée en ballet classique, ne pratique pas les pointes. L’identité du Ballet du Grand Théâtre est contemporaine. Et Cohen ne veut pas faire les choses à moitié. Son credo : Si une compagnie crée sur pointes, elle doit en faire sa raison d’être, entièrement. C’est le maximum ou rien ! Pas de place pour un minimum syndical de la tradition.

Arvo Pärt et Fall  de Sidi Larbi Cherkaoui

Commençons donc par Fall  qui évoque la chute et les feuilles qui tombent, en automne. Des trente-deux danseurs à Anvers, le nombre chute ici à vingt-deux, mais il faut pourtant continuer à évoquer la foule, pour respecter la consigne donnée par Cherkaoui qui veut savoir le plateau bien rempli. Le chorégraphe flamand étant à tout moment à cheval sur plusieurs projets, la transmission s’est largement faite par envoi de vidéos des répétitions. Les danseurs ont visiblement profité de cette liberté pour s’approprier les pas de deux, les portées, les roulades, les tableaux d’ensemble les plus graphiques, les réminiscences balanchiniennes et la sensualité des adagios comme si la pièce avait été écrite sur mesure pour leurs personnalités.

« Nous avions six semaines pour ce travail. Cherkaoui était content de voir sa pièce dansée sans pointes mais voulait que le geste néoclassique soit préservé », explique Cohen. Au résultat, Fall  est ici une pièce moins aérienne, mais forte d’une grande intensité dans les relations entre les interprètes, comme dans le duo sur Orient & Occident  d’Arvo Pärt, une rencontre intense pouvant évoquer le septième art, sur des violons aux mélodies orientalisantes, où Pärt ose un pas de côté en direction d’Oum Kalthoum et Cléopâtre.

Fall  avait marqué l’entrée de Cherkaoui au Ballet de Flandres comme directeur de la compagnie en 2015. Au Grand théâtre de Genève il signa déjà Loin, en 2005, sa première pièce pour cet ensemble. Fall apparaît à la fin du programme Minimal Maximal  et donne une véritable leçon en matière d’efficacité et de composition. Précision du trait, clarté des intentions, rigueur formelle et graphique, émotion de la rencontre…

Quand l’écriture possède une telle conscience du geste, de la présence et de l’espace, il suffit d’une poignée de danseurs et le plateau est chargé.

Ioannis Mandafounis et les Fearful Symmetries  de John Adams

Minimal Maximal, aussi parce que les vingt-deux danseurs de la compagnie sont tous sur scène, dans chacune des trois pièces. La totale, donc ! D’où une exigence maximale vis à vis des interprètes. La soirée avait débuté par l’écriture très contemporaine de Ioannis Mandafounis qui trouve chez John Adams un tremplin idéal pour une pièce à l’esprit très contemporain. « Il y a quelque chose en moi qui aime casser des trucs », dit le chorégraphe. Casser les symétries, par exemple.

Si John Adams dit de cette œuvre musicale qu’elle est « symétrique au point de vous rendre fou », Mandafounis dit n’avoir « utilisé que des contrepoints: rythmiques, scéniques, numériques ». Rien ne s’y répète, tout circule, change, se croise à un rythme très soutenu. La dynamique est celle des pièces mythiques de Forsythe dont Mandafounis a été un grand interprète.

Rigueur et mobilité fusionnent dans cette pièce haletante où les changements instantanés de registre, de vitesse et du nombre de personnages suggèrent une simultanéité des événements plutôt qu’une succession. Dans ce tourbillon, la cohésion surgit d’une orchestration ultra-précise et de la vitesse-même dans la succession des tableaux. C’est l’une des forces de la danse contemporaine que de pouvoir déjouer la linéarité temporelle et Mandafounis sait pleinement la mettre à profit.

On songe bien sûr à la vie hyper-urbaine dans toute sa diversité, et John Adams note en effet que « l’analogie la plus convaincante est sans doute celle d’un paysage urbain, vu les qualités très citadines des sons » de cette œuvre. Mandafounis crée un vocabulaire éclectique et imprévisible, pour un tourbillon où les diverses situations semblent se créer par coïncidence.

Cette mobilité extrême a deux sources. D’une part, son habitude de créer, pour sa propre compagnie, des pièces qui laissent une grande part à l’improvisation. D’autre part, sa souplesse collaborative: « J’ai cosigné la plupart de mes créations et ici, les danseurs ont fait la pièce à 80% », indique-t-il.

Mais s’il implique les interprètes dans le processus créateur, ceux-ci doivent pourtant se surpasser, chercher les extrêmes d’eux-mêmes et accepter une forte dimension théâtrale. En costumes très quotidiens ils se révèlent plus qu’ailleurs et livrent des vérités intimes. « C’est un registre inhabituel pour eux. Au début ils me confiaient qu’ils se trouvaient ridicules », indique Philippe Cohen.

Quant à la musique de John Adams, elle connaît, comme la chorégraphie, ses moments de suspension et ses envolées dramatiques. Avec cette première pièce pour un grand ensemble, Mandafounis remporte un pari audacieux, parfaitement dans l’idée de Philippe Cohen qui souhaite surprendre ses danseurs et le public: « Nous voulons être là où on ne nous attend pas. »

Andonis Foniadakis et Philip Glass

En revanche, avec Paron d’Andonis Foniadakis, les symétries tiennent… leur revanche. « Les choses me sont venues assez facilement », dit le chorégraphe qui en est à sa cinquième création - et « sa » troisième génération de danseurs - au sein de la troupe du Grand Théâtre de Genève. Les longues robes discrètement bleutées, la gestuelle et les constellations, le contraste entre le groupe et les solistes, la verticalité et l’idée d’élévation, l’ambiance nocturne… Tout y est pour plonger à la fois dans le classicisme grec et le romantisme, en se laissant transporter par le Concerto pour violon no. 1 de Philip Glass, orchestré en trois mouvements.

« L’écriture de Glass est circulaire et je voulais au départ un plateau circulaire et tournant », dit le chorégraphe. Mais même à Genève, les budgets ne sont pas extensibles à souhait. L’idée de la rotation n’est pas abandonnée pour autant. Deux énormes demi-cercles argentés et illuminés de l’intérieur, telles deux demi-lunes, tournent au-dessus des danseurs, créant des constellations en constante mutation. Leur vitesse de rotation varie en fonction des dynamiques chorégraphiques. L’atout majeur de Paron réside en effet dans le sens des rythmes, de la fluidité, des ambiances et des harmonies, jusque dans le meta-classicisme des costumes qui assument leurs références historisantes en les détournant.

La soliste au violon, Alexandra Conunova, prend place sur le plateau, établissant un lien vivant entre les danseurs et l’impeccable Orchestre de la Suisse Romande sous la baguette de Daniel Inbal. Tout coule de source, et pourtant la chorégraphie se laisse inutilement pousser au maximum de la cinétique par le rythme haletant des violons. Et même si Foniadakis se reconnaît une « compatibilité naturelle avec Philip Glass », on préfère à ses tableaux d’ensemble les duos plus suaves et aérés avec leur écriture plus chaleureuse.

Minimal = maximal ?

Le Concerto no. 1  de Glass démontre par ailleurs à quel point la musique dite minimale est en réalité maximale. C’est vrai tout autant pour Pärt et Adams. Fearful Symmetries de ce dernier est même une œuvre si complexe que le temps imparti aux répétitions n’a pas permis à l’orchestre de s’emparer de cette partition. Parmi les enregistrements disponibles, Ioannis Mandafounis a opté pour celui de l’Orchestre Philharmonique de Montpellier qui, selon lui, met l’accent sur la fluidité et les énergies. Avec son Fearful Symmetries  et la transmission de Fall  de Cherkaoui, le Ballet du GTG (Grand Théâtre de Genève) se place rigoureusement du côté de l’ouverture et du renouvellement du regard, alors que Paron de Foniadakis s’adresse à un public plus traditionaliste.

Cette composition de la soirée sied bien aux ambitions du nouveau directeur général du GTG.  Aviel Cahn, précédemment directeur à l’Opéra de Flandres, est arrivé pour la réouverture de la grande maison Place de Neuve avec l’ambition de poursuivre la dynamique de l’ouverture sur un public plus jeune et plus divers, sur plus de coopération avec d’autres institutions culturelles et plus de tournées. Sans oublier que Genève est un patchwork de publics aux attentes très différentes.

Le programme Minimal Maximal  ouvre justement  au ballet du GTG la possibilité de proposer des soirées composées. Il est également bien placé pour s’inscrire dans l’ambition d’Aviel Cahn qui inclut quelques nouveaux regards sur le répertorie, grâce au croisement des disciplines artistiques. A suivre en décembre avec Les Indes Galantes, ici chorégraphié par Demis Volpi, le prochain directeur du Ballet am Rhein à Düsseldorf (à partir de la saison 2010/21), où il succède à Martin Schläpfer (qui, de son côté, prend la direction du Staatsballet de Vienne).

Thomas Hahn

Spectacles vus le 10 novembre 2019 au Grand Théâtre de Genève

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