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« L'Histoire de Manon » par le Ballet de l’Opéra de Paris

L'Histoire de Manon de Kenneth Mac Millan est au répertoire de l'Opéra de Paris depuis 1990. Et pourtant, ce ballet est assez rarement mis à l'affiche. C'est bien dommage, car c'est une oeuvre majeure du ballet néo-classique, qui lui redonne une modernité de langage très inhabituelle. L'Histoire de Manon est aussi de ces grands ballets narratifs qui font travailler, grandir et évoluer toute une compagnie, où chaque danseur, du plus petit rôle aux personnages principaux, est confronté à la technicité de la danse, mais aussi à une implacable nécessité de travail théâtral des rôles en profondeur. Sous peine de faire tomber l'œuvre dans une roborative démonstration technique.

On connaît l'histoire, très française mais revisitée par un Britannique, tirée de l'œuvre de l'abbé Prévost, L'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, publiée en 1731. Un roman sulfureux, au succès immédiat, qui relate à la première personne, les souvenirs de Des Grieux et sa fulgurante déchéance au pays de la luxure. Étudiant à Amiens, le jeune homme bien mis de 17 ans croise une jeune fille du même âge, vouée à prendre le voile. Il l'en dissuade, s'enfuit avec elle, mais la demoiselle, soumise aux ambitions de son frère Lescaut, se vend à plus offrant : le vieux Monsieur de G. M. Des Grieux le provoque au jeu de cartes en trichant, le blesse, ils sont déportés  au Mississippi, où Des Grieux tuera le geolier violeur de Manon, qui meurt peu après dans ses bras.

Le roman tourne autour du héros, mais Kenneth MacMillan a davantage axé son ballet autour du personnage féminin, parce qu'en 1974, on ne centrait pas encore les ballets classiques au service d'un danseur, mais de la ballerine. Qu'à cela ne tienne, Des Grieux dispose de grandes variations redoutables et de pas de deux tout aussi redoutés, avec de nombreux portés qui ne supportent aucune faille technique.

La force du chorégraphe écossais, fortement inspiré par le cinéma et par la théâtralité de son maître John Cranko, mais aussi par Roland Petit ou Anthony Tudor, c'est de restituer une époque, et une vie sociale, la Régence française de 1710-1720, où la débauche des riches n'avait d'égale que la cupidité – légitime –  des pauvres. Dès la première scène, on comprend cela, avec l'arrivée des protagonistes dans la cour d'une hôtellerie. Les mendiants sautent et rampent vers les Gentilhommes,tandis que les prostituées sur pointes en font un usage métaphorique très sexuel, exhibent leurs gambettes, se tordent devant des prétendants aux yeux avides. La critique sociale du chorégraphe ne ménage d'ailleurs personne, pas plus les gueux que les nantis. Ce que les seconds rôles– qui vont avoir un rôle prépondérant dans la chute des jeunes amoureux – montrent bien,  campant peu à peu l'ambiance, avec un Lescaut (sur lequel, d'ailleurs, le rideau se lève, impressionnante vision de la mort) prêt à tout pour monnayer la beauté de sa sœur, une maîtresse (sans nom) vulgaire à souhait, et un  Monsieur de G.M. cynique, croyant que l'argent saura se substituer à son âge et à sa laideur.

Viennent alors, soudain, tout de blanc vêtus, tranchant ainsi avec les luxuriances rouge et or de leur entourage,  les incarnations même de l'innocence et de la vertu, Des Grieux puis Manon. Foudroyés par l'amour, tout comme dans son Roméo et Juliette dont MacMillan avait crée une version mémorable en 1965, Manon et Des Grieux peuvent danser, seuls sur la scène désertée, un premier pas de deux romantique et sobre, qui s'enchaîne sur un duo plus physique encore dans la chambre du chevalier (tout comme dans Roméo...). Duo stoppé par l'arrivée de Lescaut et de G.M. qui lui offre manteau (noir et or, la décadence, déjà...) et bijoux (comme Nikya dans La Bayadère).

C'est là que tout bascule, et que la danseuse incarnant Manon, doit alors nous expliquer pourquoi son héroïne semblant si amoureuse de son bel étudiant, en pince tout de suite pour ce vieux libidineux. Ce n'est pas simple, et Laëtitia Pujol s'en sort bien. Parce qu'elle a décidé de jouer, plutôt que l'avide de revanche sociale, le registre de la jeunesse trop naïve et impulsive, sorte de regard inversé du prince Albrecht dans Giselle dont on ne peut comprendre pourquoi il s'entiche d'une paysanne. Ici, l'argent est roi, et l'on revient à la condition sociale d'une jeune fille craignant plus que tout la pauvreté et soumise, l'époque aidant, au joug de son frère. Lequel, incarné ce soir-là par Stéphane Bullion était plus que parfait. À l'évidence, les rôles de caractère, noirs et tordus, sont pour lui. À la fois violent et drôle, il surfe sur ces registres avec délice, et l'on sent qu'il a été bien dirigé. Sa scène de beuverie au deuxième acte est irrésistible, alors qu'il est sûrement plus difficile pour un danseur de tituber en portant une danseuse, que de se tenir droit...

De même – décidément, ce soir-là était jour de fête au niveau de la distribution – sa maîtresse, Alice Renavand était irrésistible. Vulgaire mais pas trop, riant en dansant, ayant l'oeil sur Des Grieux lorsqu'il triche aux cartes, elle s'impose sans chercher à dominer la situation, puisque tel n'est pas l'argument, très centré sur le couple Manon-Des Grieux.

Enfin, le cinquième personnage de ce quintette maudit, Monsieur de G.M, est formidablement cerné par Benjamin Pech, que l'on redécouvre dans ce type de rôle. Œil de lynx, bouche fermée, port royal, maitrisant l'art de la canne à tout faire, il ne perd jamais le fil de son personnage.

Reste son anti-thèse, le vrai héros du ballet, le rêveur chevalier Des Grieux. Un rôle fait pour Mathieu Ganio, dont la douceur de la danse, la grâce du port de bras, l'effilé de ses jambes en font un noble parfait. Sa danse est pure merveille. Il ne surjoue rien, il est. Il n'en rajoute jamais dans la redoutable chorégraphie de MacMillan truffée de tours en dedans arrivés en arabesques très hautes qui ne pardonnent pas. Il danse comme il respire. De même, les innombrables portés en plein vol, avec cette danse en continu, typique de MacMillan, nécessitent une maîtrise technique qui pourrait brider toute interprétation. Mais rien de tout cela dans le couple Pujol-Ganio, très complémentaire. Elle est plus terrienne que lui, il est plus lunaire, sans jamais oublier d'être dans la rage. Elle, ne tire pas sa Manon vers la semi-mondaine comme d'autres danseuses, parce qu'elle n'en est pas une, fondamentalement. Manon n'est pas la Dame aux Camélias. Sa luxure est un opportunisme forcé, et cela fait de sa Manon un personnage très émouvant dans sa maladresse dès lors qu'elle porte les attributs de la vendue. Finalement, dans ce deuxième acte du tripot où elle s'exhibe et se donne aux hommes qui l'entoure, elle est ailleurs, sombrant dans le cauchemar, à l'image de ce plongeon étonnant qu'elle fait , retenue par six hommes. Une sorte d'Adage à la Rose à l'envers, là encore... Ponctué d'un pas de trois terrible où Manon est l'objet d'un chantage physique entre Des Grieux et G.M. (que l'on retrouvera plus tard dans le Lac de Noureev).

Ce deuxième acte est d'ailleurs plus abouti et mieux maîtrisé par le corps de ballet qui tarde, visiblement à se mettre en jambe au premier. Grisées, les courtisanes s'en donnent à cœur joie, les scènes d'ivresse, de séductions s'enchaînent à belle vitesse, pour zoomer sur la célèbre partie de cartes faisant penser au tableau de Georges de la Tour,version 18 ème siècle. Comme au premier acte, ce deuxième acte se continue dans la chambre de Des Grieux, interface incontournable entre le social et l'intime, où le pas de deux devient plus violent,  magnifiquement théâtral, avec une issue fatale lorsque survient G.M. , bien décidé à la vengeance .

Le troisième acte est bien différent, avec la déportation au Mississippi, même s'il est  difficile de le savoir, les costumes n'étant guère différents bien que plus sobres (on est en province...). Manon, en revanche, est métamorphosée. Plus de manteau doré, plus de bijoux, rien qu'une chevelure ébouriffée, et une robe de bure au féminin. Ce troisième acte est dans l'ensemble moins réussi, les scènes s'additionnant avec lenteur pour faire danser le corps de ballet. Le duo Manon-Des Grieux reste néanmoins à la barre de l'œuvre, avec un second tableau absolument terrifiant, où le geôlier oblige Manon à lui faire une fellation, vue de dos. Vision insupportable, y compris pour le public, que Des Grieux arrête net en tuant l'infâme (excellemment campé par Aurélien Houette). La fin, lorsqu'ils sont en fuite et se retrouvent dans des marécages, est chorégraphiquement et musicalement interminable, et c'est dommage. À l'évidence, ce pas de deux final est moins réussi que celui de son Roméo et Juliette. Les flash back de leur vie parisienne sont assez inutiles. Malgré tout,  l'agonie progressive de Manon, et le désespoir complet de Mathieu Ganio restent des moments très forts, et avouons-le, on a la larme à l'œil au tomber du rideau.

L'Histoire de Manon était un ballet de circonstance pour MacMillan, qui se devait de réussir cette commande, alors qu'il était injustement décrié par la direction de Covent Garden et la critique londonienne. Il fallait une grande œuvre. Elle l'est. Ce qui ne fût pas perçu comme tel à sa création, en mars 1974. Quarante ans plus tard, l'épreuve du temps n'a pas eu le dessus. Y compris sur les décors et costumes somptueux  (et magnifiquement travaillés par les ateliers de l'Opéra de Paris) de Nicholas Georgiadis, pas toujours inspiré par la suite. On voit aujourd'hui également, les influences que MacMillan aura eu sur d'autres chorégraphes comme John Neumeier, mais aussi indéniablement, Rudolf Noureev, qui créa le rôle de Roméo, et qui dansa Des Grieux lors de la tournée américaine du Royal Ballet, peu après sa création. Des étoiles aguerries  sont incontournables dans ce type d'œuvres. Des musiciens aussi. Même si les musiques de Massenet (dont MacMillan a choisi de ne pas reprendre son opéra éponyme) peuvent paraître souvent sirupeuses et tirant à la croche, il n'était pas interdit, pour les musiciens de l'Orchestre de l'Opéra de s'y investir davantage...  Et l'on attend maintenant avec impatience, de voir entrer au répertoire de l'Opéra de Paris,  d'autres œuvres de MacMillan, chorégraphe majeur et non démodé de l'histoire de la danse britannique. On pense à  Mayerling ou Winter Dreams... 

Ariane Dollfus

Opéra de Paris. Jusqu'au 20 mai 2015.

À voir en DVD : Manon avec Tamara Rojo, Carlos Acosta, José Martin  et le Royal Ballet de Londres. Ed Decca

 

 

 

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