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Jan Lauwers « The Blind Poet »

Ici, en occident, « le poète aveugle » est quasiment un syntagme figé utilisé pour désigner le père de la poésie occidentale, à savoir Homère. Par un tour, ou plutôt, une tournure d’esprit propre à Jan Lauwers, il recouvre ici le nom d’Abû al-‘Alâ al-Ma‘arrî, poète arabe aveugle des Xe-XIe siècles. Cette identité de termes pour nommer les deux poètes n’est pas fortuite, c’est même le cœur du propos de Jan Lauwers, qui, dans cette pièce, nous propose de décaler notre focale culturelle en remontant dans le temps et en traversant nos espaces identitaires.

Galerie photo : Maarten Vanden Abeele

Tout commence donc par la « carte d’identité » des sept interprètes présents sur le plateau : Grace Ellen Barkey, Jules Beckman, Anna Sophia Bonnema, Hans Petter Melø Dahl, Benoît Gob, Mohamed Toukabri, Maarten Seghers. Jan Lauwers a écrit pour chacun d’entre eux des sortes de « portraits »  à la première personne, qui racontent par la voix et le geste, les multiples fils qui se ramifient pour composer des personnalités à facettes et qui sont également une mise en lumière – au sens propre du terme – de chacun qui tient seul, pour un temps, la scène, comme autant de One (Wo)man show performatif.

Grace Ellen Barkey scandant son nom comme un slogan, est un manifeste à elle seule, nous transporte en Asie (Chine et Indonésie) avant de revenir en proche Europe (Allemagne, Belgique et Pays-Bas) –  « Je suis un miracle multicuturel » . Bientôt remplacée par Mohamed Toukabri « Une parfaite peau de musulman monoculturel, un parfait corps de musulman monoculturel », qui raconte par la danse son émancipation qui part du hip-hop tunisien pour arriver comédien dans la Needcompany.

Mais dès le troisième portrait, celui de Maarten Seghers, voilà que la petite histoire individuelle rejoint la grande Histoire qui va se déployer par un retour mille ans en arrière avec un fait massif qui traverse encore les inconscients de notre monde actuel, à savoir les Croisades. Maarten Seghers, donc, héritier de quarante générations d’armuriers, a donc un aïeul qui a forgé l’armure de Godefroid de Bouillon qui dirigea la Première Croisade (1096-1099). Soudain, toute l’Histoire occidentale nous revient à la face comme le refoulé sur l’écran de nos mémoires. Une « guerre sainte » en appelant toujours une autre. : « Ce n’était pas ce que nous avions imaginé. Nous ne savions ni lire ni écrire. Pendant le siège d’Antioche en 1097, les chrétiens mangeaient les enfants des juifs et des musulmans. C’était la seule viande qu’on trouvait encore. Nos chevaux étaient trop précieux », raconte Maarten Seghers, bientôt relayé par le Norvégien Hans Petter Melø Dahl (aux aïeuls forcément Vikings) qui retrouve également des ancêtres cannibales. Maarten Seghers n’est autre que le neveu de Jan Lauwers qui ont donc plus d’une ramification commune sur leurs arbres généalogiques respectifs. Pendant la Croisade, ils sont passés par l'Allemagne, où l'ancêtre de Grace Ellen Barkey les a reçus en tant que maire, et l’on pourrait même retrouver quelque cousinage avec Benoît Grob dont le père naviguait sur la Meuse dans un tonneau de bière vide.

C’est donc dans ce « temps retrouvé » que Jan Lauwers va s’installer pour donner une autre lecture de notre géopolitique culturelle. Peu importe l’exactitude des biographies qui, peu à peu, se rencontrent et se recomposent par des reprises fictionnelles où la vérité et le mensonge se dissolvent. «  est-ce une seule vérité, indivisible et dénuée de toute temporalité ? Et quelle est cette vérité alors ? Car c’est bien de vérité qu’il s’agit. L’histoire est un mensonge qui nous remplit de honte », dit Mohamed Toukabri.

Prenant alors le prétexte d’un détour par Cordoue, amené par Anna Sophia Bonnema citant la poétesse Wallada bint al Mustakfi qui y vivait (1001-1091) : « À mon amant j’offre mes joues, et mes lèvres je les donne à qui je veux », Le Poète aveugle, livre tout son sens, soit notre vision amputée de l’histoire européenne, vidée de ses racines musulmanes depuis 1492, notre « point aveugle » en quelque sorte qui oublie les apports scientifiques et culturels de l’Islam dont notre civilisation est frottée. Alors que les savants arabes conservaient notre culture greco-romaine en traduisant tous les ouvrages et en les conservant dans leurs bibliothèques pendant près de six siècles, notre Moyen-Âge plongeait dans l’ignorance de l’obscurantisme.

« Je connais le grand penseur Ibn Rushd, connu chez vous sous le nom d’Averroès, dont les livres ont été enterrés par Thomas d’Aquin parce qu’ils étaient trop dangereux pour le peuple. Ou encore Ibn Firnas, qui a construit le premier avion, six cents ans avant Léonard de Vinci. (…) » explique Mohamed Toukabri.

Plus encore qu’une ode à la tolérance et au multicuturalisme, qui serait un peu facile, la pièce de Jan Lauwers, tendre et drôle, amère parfois, mais généreuse, nous rappelle surtout que l’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs et ressemble, in fine, plutôt à une mise en garde. : « Nous sommes tous réfugiés ou cannibales. Mangez ou l’on vous mangera. C’est ce que nous apprend l’histoire », dit Jules Beckman, américain d’origine juive russe.

Tout se mêle dans Le Poète aveugle, l’actualité (« Je suis une boat-people » dit Grace Elle Barkey) et le roman personnel dans un théâtre musical et dansé qui est la marque de la Needcompany.

D’une grande finesse, Le Poète aveugle, brise bien des clichés du racisme ordinaire, mais s’attaque aussi à ce monde mondialisé qui est le nôtre, en rappelant qu’il existe d’autres façons de vivre ensemble que de consommer ou s’affronter, mais qu’il faut peut-être pour cela faire revivre quelques fantômes…

Agnès Izrine

14 mai 2015 Kaaitheater dans le cadre du Kunsten Festival des Arts, Bruxelles.

 

Distribution :
Texte, mise en scène, images

Jan Lauwers
Musique
Maarten Seghers
Avec
Grace Ellen Barkey, Jules Beckman, Anna Sophie Bonnema, Hans Petter Melø Dahl, Benoît Gob, Maarten Seghers, Mohamed Toukabri
Costumes
Lot Lemm
Assistante à la mise-en-scène & dramaturgie
Elke Janssens
Production & Technique
Marjolein Demey, Kurt Bethuyne

En tournée :

13 juin

20:00

Hannover   Kunstfestspiele Herrenhausen

14 juin

18:00

Hannover   Kunstfestspiele Herrenhausen

19 juin

20:00

Frankfurt-am-Main   Künstlerhaus Mousonturm

20 juin

20:00

Frankfurt-am-Main   Künstlerhaus Mousonturm

21 juin

18:00

Frankfurt-am-Main   Künstlerhaus Mousonturm

Août 2015

05 août

20:00

Venezia   Fondazione La Biennale di Venezia

Septembre 2015

23 sep

 

Buenos Aires   Festival International de Buenos Aires

24 sep

 

Buenos Aires   Festival International de Buenos Aires

25 sep

 

Buenos Aires   Festival International de Buenos Aires

Octobre 2015

01 oct

 

Terrassa   Festival TNT - Terrassa Noves Tendències

25 oct

 

München   Theaterfestival Spielart

Novembre 2015

05 nov

 

Sète   Scène Nationale de Sète et du Bassin de Thau

06 nov

 

Sète   Scène Nationale de Sète et du Bassin de Thau

 

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