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François Chaignaud à la Fondation Louis Vuitton

Anne Baidassari, commissaire de l'exposition Icônes de l'art moderne, La collection Chtchoukine à la Fondation Louis Vuitton, a proposé à Ariane Bavelier et Philippe Noisette, critiques, de composer une programmation de danse en rapport avec les peintures exposées. Ils ont choisi de revenir à l'esprit des Ballets russes, les temps modernes de l'art, le goût du nouveau. Ils ont ouvert le champ à la constellation Isadora Duncan, Nijinski, Malkovsky et quelques grands musiciens. Cette programmation incarnée par François Chaignaud est "une explosion lente" (Mallarmé).

Les 16 et 17 février 2017, François Chaignaud a présenté un récital de danse. Il a interprété six courtes pièces accompagnées par le pianiste Adriano Spampanato, passionné de musique vocale. Il a joué pour la chorégraphe Maguy Marin, auteur d'Umwelt. L'idée d'umwelt (notion de Jacob von Uekull : monde ambiant pour des fleurs, des oiseaux) est à l'oeuvre tout au long du récital. Il se développe en regard des tableaux de Matisse accrochés sur les murs d'une vaste galerie. Les inventifs costumes ont été conçus et réalisés par Romain Brau, ce qui explique bien des choses. Il est créateur de sa propre ligne de haute couture et également performeur.

Les danses sont d'Isadora Duncan, transmises par Elisabeth Schwartz, ou inspirées de François Malkovsky, transmises par Suzanne Bodak et de Nijinski, chorégraphie de Dominique Brun et François Chaignaud. Les musiques de Claude Debussy, Nosfell, Chopin, Brahms, Moussorgski, Dvorak, Stravinsky. Les textes dits et chantés sont de Baudelaire et Anne-James Chaton d'après Isadora Duncan.

Le récital appelle et rassemble la danse moderne, le chant humain et le chant des oiseaux, la grande musique, l'eau discrète (La mer de Chopin), la couleur (Matisse), les costumes comme synthèses du mouvement et à proximité les premières images du cinéma qui s'intéressent avec Etienne-Jules Marey aux lignes du corps humain presque dénudé. Le danseur Malkovsky, plus tard, aura la même perception. 

Le dispositif scénique ne prend pas tout l'espace de la vaste galerie. Il se situe sur le côté. Chaignaud parle de salon, "d'intérieur de rêve". Une ovale moquette rouge assure le sol de danse. Autour de l'ovale, à la périphérie, un divan d'époque, une console et quelques chaises. Au-dessus est suspendue une petite cage en rotin où attend un oiseau. Non loin du sol rouge se tient un piano. Déjà les perspectives se croisent. A côté, autour, au-dessus : allons-demeurer dans l'espace ou basculer dans le temps ? Passer de l'espace du salon à sa temporalité ? Les lignes de l'ovale vont-elles s'animer comme des tables tournantes ?

Chaignaud parle "de récital miniature". Il a choisi un petit espace de danse. Petit mais gorgé de forces : ce lieu accumule une forte énergie en opérant également une concentration de puissances hétérogènes surplombées par un oiseau.

Tout commence par un imperceptible mouvement sur place, Chaignaud oscille : c'est de la danse et une préparation à la danse. Cette oscillation ouvre également sur des changements à vue de costumes participant à la temporalité du spectacle. Ceux-ci tendent de la luxuriance contenue au moment des légers tremblements de Recueillements aux voiles (Duncan) et au dépouillement d'un simple pagne pour évoquer Malkovsky et Nijinski. Avant de danser Chaignaud oscille telle une tige. Avant l'oiseau il y a la plante. Et son premier costume est fleuri de formes végétales. Avant de danser il chante (La mer). Et merveille l'oiseau ne faisant pas de la figuration lui répond. Ils chantent de concert. Oscillation et chants ouvrent l'espace, un umwelt. La danse commence. Avec une succession entrainante de trois danses d'Isadora Duncan : Fôlaterie, Fammes de Coeur, Narcisse. 

François Chaignaud interprète des danses d'Isadora Duncan, de Malkovsky et évoque en filigrane Nijinski. Ce spectacle se réduit-il à présenter une rétrospective ? Accomplit-il un simple retour au passé ? Penche-t-il du côté du patrimoine ? Chaignaud imite-t-il ce qui a déjà lieu ? Le dispositif scénique, l'atmosphère d'une époque, ainsi que le terme de récital, pourraient le laisser supposer.

En fait ce décor n'est qu'un trompe l'oeil, un trompe temps. Un événement commence.  

La première apparition de Chaignaud ouvre sur un autre temps avec le texte de Charles Baudelaire. Chaignaud opère un premier déséquilibre du passé puisqu'il plonge en deçà de 1900, vers les années 1860. Chaignaud en dansant, débute en oubliant l'idée de patrimoine.  Chaignaud en dansant plonge dans le temps. Il passe devant le passé établi, il passe devant des dates. Avec quoi se lance-t-il ? Avec une ligne. Une ligne qui le traverse et qui traverse le passé sans s'y arrêter définitivement. Et dans l'oscillation sur place au commencement du spectacle murissait la naissance d'une ligne. La naissance d'une ligne intime revient à la danse moderne. La naissance du monde est la question des grands coloristes, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Matisse Bonnard.

Dans le passé la ligne rêve et veille à la fois, c'est un rêve rigoureux : elle se suspend à hauteur du paysage Isadora Duncan, du paysage Malkovsky, du paysage Ninjinski et contemple. Et Plotin, le philosophe de la lumière au IIIème siècle après JC dit que l'individu devient ce qu'il contemple (3ème Ennéade, De la contemplation). La ligne Chaignaud contemple et emporte avec elle tout ou partie de ce paysage. Vers où ? Vers un nouveau présent, un présent qui n'a pas encore été vécu ? Pour qui ? Pour nous le public, pour moi ravi d'être surpris dans la réalité même.

La ligne de rêve ne revient pas immédiatement au présent. Elle continue sa plongée, la contemplation achevée. Elle va au fond du temps. Sous tous les souvenirs, tous les passés se tient le fond du temps. Un temps sans mémoire, mais une réserve de vie, d'être, de ce qui qui n'a pas encore été vécu. Du temps pur disaient de concert Proust et Bergson.

Plonger dans le temps pour y découvrir du nouveau. Quand la ligne amorce sa courbe, remonte vers le présent, elle a changé. La ligne de rêve devient ligne de réalité. En elle se sont glissés des schémas, des esquisses de danse et du temps pur. La question de la naissance de la ligne se prolonge en question de la naissance des corps. Autour de la ligne de sensations se compose un corps de sensations. Cette ligne et ce corps de sensations suspendues dans le corps organique ouvre sur une grande palette de figures de  mouvements  et  détermine le centre de gravité de François Chaignaud, ses appuis, ses ralentis, ses accélérations, ses rotations si belles, ses marches et ses courses. Tout est exact chez Chaignaud, à une nuance près, rapportée au fait de danser dans un petit espace. Et tous les grands événements se répètent. Nous avons du temps devant nous.

Pourquoi danser au milieu des peintures de Matisse et pas celles par exemple de Cézanne ? Cézanne participa à la libération de la couleur. Il représente l'ouverture. La couleur devient première. Les peintres se mettent à composer directement avec la couleur. Apparaissent les grands coloristes, Gauguin, Van Gogh, Matisse, Delaunay, Bonnard. Le danger et la joie. Cézanne découvre les rapports de tons pour de modestes objets, cruche, compotier, pomme. Matisse, lui conçoit les aplats, le plan unique sans profondeur de champ. Comment faire varier, vibrer le plan unique ? Avec des images d'étoffes aux couleurs scintillantes. Voilà la résonnance entre ces drapés et les voiles d'Isadora Duncan. François Chaignaud développe des danses de contrepoint préparées par le contrepoint initial entre chant humain et chant d'oiseau.

Tout est exact chez Chaignaud à une nuance près. Au cours des trois danses de Duncan, Chaignaud frôle parfois le public. Et une certaine raideur des épaules apparait due aux contraintes d'un petit espace pourtant nécessaire à la logique de création de Chaignaud. Chaignaud dansa un moment avec trop de force dans le dos. "Quand on est proche il faut danser loin" dit Nicolas Villodre. Il dansait trop proche de lui-même, trop proche de qui lui est donné, une singulière puissance athétique. Puis il dansa loin. Il revint à ce qui n'est donné à personne, le travail de la réserve à l'oeuvre dans les plus grandes forces. C'est cela l'art de la danse. Il dansa à la mesure de la dimension du salon. Il modula ses forces et donc ses présences. Elisabeth Schwartz ne se limite pas à lui transmettre les danses de Duncan. Elle lui transmet la pratique de la réserve. Qu'elle nouveauté apparut avec Duncan ? Un mouvement ne tend plus vers sa fin mais vers un autre mouvement. Il s'ensuivit une détente dans le corps qui n'était plus assujettie aux tensions des extrémités. Elisabeth Schwartz appris à New York les solos de Duncan grâce à Julia Lieven et appris un art de la réserve grâce à Margaret Craske qui enseignait la méthode d'Enrico Chechetti maître de ballet des Ballets russes. Avec Craske la réserve devient musicale.    

La réserve n'est pas une forme mais un flux qui traverse le mouvement visible. La réserve est un sous- rythme. Présent double, mouvement double. Chaignaud atteint dans les danses de Duncan le maximum de sa puissance dans les rotations, les sauts, les enjambements, les rapides élévations des bras, l'enchainement de l'ouverture du plexus et de son repli, succession rythmique de repli et d'ouverture entrainant l'ensemble du corps. Avec Duncan un mouvement à son apogée bascule dans une autre continuité. Elle invente aussi une danse de bascule. Et Chaignaud, mulipliant rapidement ses figures de mouvement, ne diffuse aucune raideur, aucune tension définitive. Il diffuse de nouvelles clartés, de nouvelles visibilités. Il diffuse la lumière-temps. Le réserve introduit dans la force des variations musicales, des longueurs d'onde.

 Chaignaud dans Variation autour de l'Elue, d'après le Sacre du printemps de Vaslav Nijinski, esquisse des gestes du danseur russe qui sont dans toutes les mémoires : les bras à angle coupants, le jeu de profil. Nijinski compose un aplat corporel. L'aplat de Nijinski résonne avec les aplats de Matisse. Et l'esquisse, c'est à dire le moindre geste, donne un passage à la forme entière qui advient à notre esprit en éclair. Ceci n'est pas un souvenir. Et il est logique que le médium de Nijinski utilise les pointes. Celles-ci à l’envers de la danse classique tendent au déséquilibre. Ce déséquilibre chez Chaignaud, joue le même rôle que la bascule chez Duncan. Reprises de chutes esquissées.

Avec Nijinski se met au jour un autre contrepoint entre le geste et la couleur. Les saccades, les sauts sur places jambes repliées, les piétinements, fragmentent le mouvement. Cette fragmentation révèle de nouvelles clartés. Et renvoie à Delacroix. Delacroix désirait libérer la couleur de la terre sombre, des mottes de terre. Et avant les virgules de Van Gogh, il hachura la terre pour faire monter les couleurs. Nijinski lui, hachure le mouvement.

Le salon de Chaignaud est un umwelt : "le déploiement d'un umwelt c'est une mélodie, une mélodie qui se chante elle-même" dit Jacob von Uexkull dans Mondes animaux et monde humain. Chaque vivant a sa zone d'existence physique, corporel mais aussi son monde ambiant, incorporel. Nous vivons à la fois dans un monde de besoins et un monde plastique. Von Uekull perçut dans la nature un immense contrepoint. Pour les oiseaux il découvrit la manière dont leurs chants, leurs rapports de chants, tramaient des territoires. Extraire le chant de la terre. Olivier Messiaen prit le relais. Jacob von Uekull en 1899 étudia avec Etienne-Jules Marey et Malkovsky a des points communs avec le cinéaste. Quand j'ai vu Chaignaud interpréter librement Malkowsky, les images de cinéma des corps d'hommes, presque nus, accomplissant les mouvements les plus simples, filmés par Marey, me traversèrent l'esprit. Et Jean-Christophe Bailly ajoute : "la mélodie est à la fois chant proféré et chant entendu à l'intérieur de soi. Chaque animal a en lui le chant de son espèce et commet sa variation. Le chant varié décrit un paysage... un parcours, une traversée." (Le sens incorporé (visite aux animaux) in Vacarme, 2001)         

Pour les costumes, surtout le premier, conçu à la manière de Matisse, il existe des rapports avec Philippe Decouflé, mais aussi avec le Ballet triadique d'Oskar Shlemmer. Ce n'est pas un rapport d'imitation. Ces trois foyers proviennent d'une zone de l'imaginaire proche de la réalité. Une zone assez dangereuse où se mêlent la fantaisie et la monstruosité. Et ici il faut beaucoup de tact pour sélectionner les précipités qui opèrent les prises de corps des costumes, pour contenir la luxuriance, l'excroissance. Philippe Decouflé, Chaignaud et Romain Brau arpentent peut-être les mêmes zones de l'imaginaire sans se rencontrer.

Au moins cinq contrepoints modulent la durée du spectacle : chant humain et chant des oiseaux, les voiles de Duncan et les étoffes de Matisse, les aplats de Nijinsky et les aplats de Matisse, la fragmention du mouvement chez Nijinski et les hachures de la terre avec Delacroix, les images du corps humain au cinéma avec Marey et les images du corps humain chorégraphié, avec Malkovsky.

François Chaignaud sourit quand il est sérieux et il est sérieux quand il sourit. François Chaignaud invente à côté du coup de théâtre le coup de danse.

 

Bernard Rémy

Dates

4 Fév.  Buss Dem Head – CND Pantin, France
24-25 Fév. > Думи мої ⎯ DUMY MOYI – CND Pantin, France
24-25 Fév. > Le Tour du monde des danses urbaines en dix villes – CND > Pantin
25 Fév. > Duchesses – CND Pantin, Pantin
28 Fév., 1-2 mars > Pâquerette – CND Pantin
28 Fév. > Le tour du monde des danses urbaines en dix villes – La > Briqueterie – CDC, Vitry-sur-Seine, France
3 mars > Dub Love – CND Pantin, France
11 Mars > Думи мої – DUMY MOYI – La Mégisserie Saint-Junien, > Saint-Junien, France
14 mars > Le Tour du monde des danses urbaines en dix villes – CND > Pantin, France
15-16 mars > Sylphides – CND Pantin, Pantin, France
16-17 Mars > Le tour du monde des danses urbaines en dix villes – > Théâtre d’Angoulême,
20-21-22 mars > DFS (Version Pop) – La Pop Paris
21-22 Mars > Le tour du monde des danses urbaines en dix villes – > Théâtre de Vanves
23 Mars > Думи мої – DUMY MOYI – de Singel, Anvers, Belgique
24-25 Mars > (M)IMOSA, Twenty Looks or Paris is Burning at the Judson > Church (M) – Mercat de las Flores Barcelona, Espagne
27 Mars > Le Tour du monde des danses urbaines en dix villes – CND > Pantin
30 Mars > Le Tour du monde des danses urbaines en dix villes – CND > Pantin
31 Mars > altered Natives’ Say Yes To Another Excess ⎯ TWERK – CND > Pantin
28 Mars > Le tour du monde des danses urbaines en dix villes – Le > Manège – Scène Nationale de Maubeuge,  Belgique
Mars > Festival Kidanse, tournée sur le territoire organisée avec > L’échangeur CDC Picardie Hauts-de-France, Château-Thierry, France

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