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Faits d’Hiver : les chorégraphes pris au mot

Pierre Pontvianne et Simon Tanguy misent sur la parole, dans des propositions radicalement différentes.

Le festival Faits d’Hiver vit son heure la plus difficile. Accueil du public ? Impossible. La conséquence : manifestation annulée, dans son intégralité. Pourtant, le festival existe. Ne quittez pas. Continuez à lire ! Plusieurs propositions sont en effet présentées aux professionnels, en soutien aux compagnies, et nous pouvons vous en parler. Au Théâtre des Abbesses, Pierre Pontvianne a ainsi pu présenter pour la toute première fois Percut, un sextuor pour cordes vocales et corps prolongeant celles-ci, acte de création suivi par Simon Tanguy avec Inging, un monologue chorégraphique en liberté de parole absolue. Où nous étions invités à le rejoindre sur le plateau même. 

Percut 

Pour Percut, le scénographe Pierre Treille a réalisé un terrain vague et nocturne. Pour six vocalistes. Presque une installation, puisque leur disposition en V ne changera pas au cours des cinquante minutes. Doux et mystérieux, un chuchotement collectif traverse le noir. Brume sonore, soudainement déchirée par une explosion vocale, puis une autre, et ainsi de suite… « Ce ne sont pas des mots criés mais des cris à l’intérieur des mots, pas des unissons mais des harmonies », précise Pierre Pontvianne à propos d’une partition vocale répétitive à la Phil Glass qui s’accompagne d’un répertoire gestuel des plus dépouillés.  

On croit bien attraper au vol quelques expressions anglaises, quelques interrogations chuchotées, quelques références à la condition humaine. « Nous avons choisi l’anglais parce que nous le parlons mal, ça nous aide à travailler la diction », dit encore le chorégraphe. Qu’est-ce qui percute ? C’est la voix. Qu’est-ce qui est percuté ? Les corps en face. Un « who ? », un « what ? », un « when ? », tels des projectiles, qui contrastent avec la douceur de la mélodie de fond, chuchotée à la manière du clair-obscur visuel de cette image unique, image qui ne change guère du début à la fin, ajoutant une touche d’éternité à la violence instantanée des déflagrations acoustiques. 

Galerie photo © Pierre Grasset

« C’est une pièce sur le temps présent », dit Pontvianne. Une partition qui se termine dans un furioso, un « Now ! » collectif qui évoque autant un « No ! » révolté. Sur un lointain écho de romantisme musical, on vient de traverser un univers très beckettien, où six humains chantent une partition contrapuntique tel le chœur antique d’une tragédie universelle. La réduction à l’extrême est le résultat d’un long processus, passage obligé selon Pontvianne: « Il y a eu trois ou quatre pièces avant la pièce et tout a commencé par le mouvement. La voix est venue plus tard. » Et la chorégraphie est devenue une danse des cordes vocales qui ne se contentent pas d’émettre des sons mais impulsent le corps de chacun.e. 

Inging

Concept ou coïncidence ? Inging, seconde pièce proposée par Faits d’hiver et montrée au Théâtre des Abbesses – initialement prévue à Micadanses et ici accueillie par le Théâtre de la Ville en vrai partenaire du festival – fait le plein, elle aussi, en matière de paroles.

Simon Tanguy s’y emploie à laisser libre cours à ses pensées, ses fantasmes, ses peurs, ses envies, ses observations et à quelques gestes qui confirment son lien avec la danse. Il investit là sa version personnelle d’une performance créée en 2010 par la chorégraphe new yorkaise Jeanine Durning. 

Derrière son bureau, où s’empilent quelques livres, à côté d’un ordinateur et d’une caméra – comme chez Jeanine Durning précisément – Tanguy se lance même dans un grand écart, métaphore de son parcours artistique entre clown, danse et judo, ici résumé dans un solo de comédien-improvisateur. Son petit public professionnel, il l’a ici invité sur le plateau même, sur des chaises installées à distance de sécurité virale, portant les masques qui sont de circonstance. Et Tanguy ose. Parler de tout. Faire rire. Se dévoiler dans ses fantasmes, ses peurs, ses espoirs, ses frustrations. 

Le titre de Durning renvoie au fait d’être en train de faire. C’est la terminaison de tout verbe anglais en sa continuous form : un acte encore pleinement en train de se réaliser. La mise en boucle, ou en abîme, de cette forme crée une sorte de ruban de Moebius, un infini grammatical qui se matérialise ici en une phrase sans fin : Une fois lancé, Tanguy se transforme en perpetuum mobile verbal. Et quand il s’arrête, après un cercle sur le plateau en approchant son public restreint, son silence soudain semble ouvrir un gouffre. 

Les mots comme art de l’instant

On a souvent vu les artistes chorégraphiques embarrassé.es en prenant la parole sur le plateau. Dans les deux cas présents, les mots leur ouvrent des voies nouvelles et libératoires, par saillies énergétiques ou rhétoriques. Pierre Pontvianne souligne que les interprètes ne disent et ne crient pas leur partition tous les jours à la même vitesse puisqu’il n’y a pas de tempo à respecter ni de chef d’orchestre : « Ce n’est pas de la musique ! » Mais du langage. Et pourtant, le traitement est musical. « Quelqu’un crie un mot, le groupe répond. » Comme dans un chant traditionnel porté par un ostinato. Sauf qu’ici, cela n’est pas prévu mais arrive par accident, vite rattrapé par le collectif, à la manière d‘un groupe de jongleurs, tous dépendant des autres pour réussir. L’immobilité spatiale des six danseur.s.es évite toute redite et donne à chaque poussée vocale une force qui fait danser le corps entier. Sur place. La parole est structure, presque abstraite et pourtant d’une sensualité énorme. 

Chez Simon Tanguy, la forme joue le rôle d’un garde-fou contre les mots à la dérive. Si quinze personnes s’emparent de cet Inging, le modèle de Durning générera quinze solos totalement différents et chez chacun.e de surcroît un flux différent d’un soir à l’autre, le but étant justement de révéler l’interprète qui se doit d’enchaîner les pensées à telle vitesse qu’il risque de lâcher prise et perdre le contrôle. Tanguy joue avec ce risque qu’il doit en même temps chercher et éviter, dans une fuite en avant permanente, à l’instar d’un corps burlesque. Chez Pontvianne, l’écriture et le groupe sont aux commandes. Mais ici aussi, la parole impose un art de l’instant. Et c’est bien ce rapport au temps qui lie les mots de Percut et d’Inging à la danse. 

Thomas Hahn

Spectacles vus le 22 janvier 2021, Paris, Théâtre des Abbesses (Festival Faits d’Hiver / Théâtre de la Ville)

Festival Faits d'hiver

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