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Exposition : Jacques Alberca, danseur hors d’âge

Dans les creux du corps et de la peau, une série de nus sublimes du danseur, chorégraphe et pédagogue, par une ancienne photographe du Mariinsky.

Jacques Alberca a 76 ans, et il est danseur. Au présent. Car Alberca crée et interprète encore. A Biarritz, au Temps d’Aimer, la photographe Polina Jourdain-Kobycheva lui consacre aujourd’hui une série de clichés d’une blancheur presque immaculée, où la présence du corps dépasse toutes les catégories d’âge, de sexe ou de condition sociale. Où le corps est traversé par une énergie d’une pureté absolue, comme chez feu Kazuo Ohno.

Des photos qui vont sous la peau

En sa Russie natale, Jourdain-Kobycheva photographiait déjà des danseurs, avant et au-delà de la danse. « En privé, pas en scène. » Quels danseurs ? Ceux du Mariinsky, s’ils voulaient bien se prêter au jeu. Ses études en sociologie l’amenèrent à regarder la personne, avant la danse (voir l’interview  ci-dessous).

Venue s’installer à Biarritz pour des raisons personnelles, elle rencontra Alberca lors d’une exposition de ses photos, consacrées aux interprètes du Malandain Ballet Biarritz. Ces clichés révèlent les personnalités  à travers  une jambe, une main, la peau, les poils ou une ligne de fuite, dessinée par l’anatomie d’un corps. Sa sensibilité à fleur de peau toucha aux larmes bon nombre de visiteurs.

Et aujourd’hui, Alberca ! Dans une légèreté hors d’âge, le corps semble s’affranchir de toutes contraintes, regards ou concepts qui pourraient peser sur lui, la gravité incluse. Alberca n’y habite plus le temps ni l’espace, ni une sphère sexuée. Jourdain-Kobycheva réalise là un travail étonnant, où le corps conserve sa texture, alors que ses lignes  sont presque effacées, comme  dans un butô apaisé, où Jacques Alberca se contente d’être et de se laisser traverser, au-delà de sa masculinité et de sa matérialité.  

Une photographe-sociologue face aux danseurs - Entretien

Danser Canal Historique : Polina Jourdain-Kobycheva, vous venez de Saint Petersbourg et vivez aujourd’hui à Biarritz. Quel a été votre parcours en Russie et comment êtes-vous arrivée en France?

Polina Jourdain-Kobycheva : J’avais 16 ans quand la Perestroïka s’est mise en place et je m’impliquais dans le processus démocratique en Russie. Je participais à des meetings et aux mouvements sociaux. Nous organisions des conférences et des séminaires. C’était vers 1988. Mais à partir de 1994 environ, on voyait que les choses n’évoluaient pas en profondeur et une déception se fit sentir. A travers l’art, j’espérais trouver une façon plus pertinente de changer les choses. Plus tard j’ai rencontré un Français et me suis installée avec lui à Biarritz.

DCH : Qu’est-ce qui vous a amené vers la photographie ?

Polina Jourdain-Kobycheva : Mon père était photographe, et depuis toute petite, je voyais sa chambre noire et comment il développait ses photos. Et dès que je me demandais ce que j’allais faire dans la vie, j’étais attirée par la photo. Ensuite, il y avait mon intérêt pour les gens, puisque j’ai d’abord étudié la sociologie. Je travaillais par exemple sur des SDF, je les interviewais pendant des heures. J’ai donc beaucoup travaillé dans la rue. En Russie, on échangeait beaucoup avec les autres, surtout à cette époque, en raison de la situation politique. Il est donc normal pour moi, aussi en tant que photographe, d’aller vers les gens.

DCH : Comment avez-vous rencontré la danse?

Polina Jourdain-Kobycheva : Les gens, leurs émotions et le mouvement du corps m’ont toujours intéressée. J’ai terminé l’Académie des Arts, ce qui m’a donné une certaine base en histoire de l’art, littérature etc. Au début, je me suis occupée de théâtre en réalisant les photos pour deux compagnies dramatiques. Après, je me suis intéressée à la danse et à ses interprètes. Sur la danse, je faisais des photos de scène comme tout le monde, au Mariinsky, mais aussi beaucoup de  prises de vue artistiques avec les danseurs du Kirov, en privé. En même temps je suis retournée dans les rues de Saint Petersbourg parce que j’étudiais aussi  l’architecture et les arts graphiques. Et les danseurs du Kirov aimaient mon regard sur leurs corps. J’y pouvais donc développer une première approche, que j’ai affinée après mon arrivée en France, en travaillant avec les danseurs du Malandain Ballet Biarritz.

Jacques Alberca © Polina Jourdain-Kobycheva

DCH : Vous avez donc transféré votre regard graphique vers un travail photographique sur le corps humain?

Polina Jourdain-Kobycheva : Ca se voit dans mes photographies, surtout celles sur fond noir. Elles sont dominées par des lignes de fuite. L’autre volet de mon travail se fait sur fond blanc où j’éclaircie le corps qui devient en quelque sorte éphémère, comme suspendu en l’air. C’est une façon de libérer les corps, d’enlever tout ce qui pourrait être érotique ou sexuel.

DCH : La photo de scène ne vous intéresse plus ?

Polina Jourdain-Kobycheva : Les reportages photo sur les spectacles, c’est au fond toujours le même travail, que la compagnie soit connue ou moins connue. A Biarritz j’ai fait connaissance avec les artistes chorégraphiques de Thierry Malandain, mais je n’ai jamais travaillé comme photographe de spectacle. J’ai essayé de rentrer dans leur monde autrement. Je me mettais dans un coin de leurs studios de danse, où je passais des heures avec mon appareil. Je voulais voir comment ils vivent, sans les déranger, pour comprendre d’où viennent leurs mouvements et  pourquoi, dans la seconde qui suit, il n’y a plus de mouvement. Il y  a un côté magique à ça. Je cherchais une approche photographique de leur monde intime, sans faire ressortir quelque chose de l’ordre de la beauté ou de l’érotisme.

DCH : Comment avez-vous rencontré Jacques Alberca?

Polina Jourdain-Kobycheva : C’était lors de mon exposition précédente, consacrée aux danseurs du Malandain Ballet Biarritz, en 2016, dans le cadre du Temps d’Aimer. Nous nous sommes parlés à plusieurs reprises et j’ai eu l’idée, sans savoir d’où elle a surgi, de faire cette série de portraits. Je suis tout à fait admirative par rapport à Jacques Alberca. Car se présenter de cette manière demande d’abord de la confiance en soi et de savoir qui on est. En plus, cela produit facilement quelque chose qui vous dépasse. Je voulais le montrer tel qu’il est, de la manière la plus naturelle possible. Il n’y aurait aucun intérêt de le pousser à représenter quelque chose qu’il n’est plus.

DCH : Au fond, le montrez-vous toujours comme un danseur?

Polina Jourdain-Kobycheva : Oui et non. Il maîtrise son corps, il danse ce qu’il danse aujourd’hui. Quand nous nous parlions, il disait qu’il était un vieux monsieur et il en rigolait. Mais nous sommes dans une poétique, au-delà de l’âge. Chez les danseurs qui ont 60 ou 70 ans, la poétique du corps change, mais ils travaillent toujours ! Ils travaillent dans leurs têtes, ils donnent des cours, ils dansent à la plage...

DCH : Etait-ce difficile pour lui de se mettre à nu ?

Polina Jourdain-Kobycheva : C’est à lui qu’il faut poser la question. Mais ce n’était sans doute pas facile. Nous avions discuté des heures durant, et je voyais bien qu’il n’arrivait pas à prendre une décision. Aussi je lui disais: « Essayons simplement, et si ça ne marche pas, nous jetons les images et nous passons à autre chose. »

DCH : Sur beaucoup de vos photos, son corps semble atteindre une légèreté presque  angélique. Et avec son crâne rasé, il évoque parfois même un bébé.

Polina Jourdain-Kobycheva : J’ai une façon particulière de travailler le fond blanc. Je l’éclaircie énormément. Comme ça il n’y a pratiquement plus d’accroche ou de lignes. Seulement quand les pieds sont en jeu, je laisse de petits signes pour marquer le sol. Ce qui peut nous donner l’idée de voir un enfant, vient du fait qu’il prend des poses si naturelles. J’ai toujours cherché, dans mes portraits, à atteindre une vérité personnelle de la personne, pour la montrer telle qu’elle est. Je travaille en ce moment avec un danseur qui a 66 ans, et il est très différent d’Alberca. Par ailleurs, même les jeunes danseurs sont tous différents. Leurs performances physiques sont incroyables, mais derrière ça, leurs façons de s’exprimer sont tellement différentes. Et il y a celui qui a mal au dos, celui qui souffre du genou, etc...

DCH : Avez-vous réalisé cette série en argentique ou en numérique ?

Polina Jourdain-Kobycheva : En numérique. Je n’ai ni les budgets ni l’espace pour développer une approche en argentique. Mais je sais faire. Je n’applique pas de retouches aux photos. Je préfère que tout reste naturel. J’utilise uniquement les lumières pour influer sur le résultat. Pour ce travail avec les danseurs, le numérique me convient particulièrement parce que l’artiste peut tout suite voir à l’écran à quoi ressemble l’image. Ca permet une communication directe et c’est important.

Propos recueillis par Thomas Hahn

Le Temps d’Aimer, Biarritz, Médiathèque de Biarritz, jusqu’au 27 septembre 2018

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