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Entretien : Petter Jacobsson et Thomas Caley

Petter Jacobsson et Thomas Caley s'apprêtent à créer une nouvelle pièce pour le Ballet de Lorraine, à la tête duquel le premier des deux était nommé voici six ans. L'occasion d'une réflexion – exprimée ici conjointement – sur les attentes placées dans une compagnie qu'ils tentent de renouveler en profondeur

Danser Canal Historique : Petter Jacobsson, vous voici depuis six ans directeur du Ballet de Lorraine. Pour votre dernier programme de saison, vous créez, au côté de Thomas Caley, la pièce Record of Ancient Things. Le principe même de composer pour la compagnie de ballet dont vous assurez la direction générale, fait-il exception, en soi ?

Petter Jacobsson : Pas du tout. Avec mon partenaire Thomas Caley, dès la première année, nous créions Performing Performing, une pièce d'une heure, dans le cadre d'un laboratoire, où public et danseurs se trouvaient ensemble sur le plateau. Nous avons aussi chorégraphié l'opéra Armide. Puis la pièce Disco Foot. Egalement le spectacle/installation Untitled Performers au Musée d'art moderne. Ou encore L'envers dans le cadre de l'exposition consacrée à Oskar Schlemmer par le Centre Pompidou  Metz. Sans parler de la conduite des reprises de Sound Dance, de Relâche.

DCH : Du coup, avez-vous des critères particuliers pour définir les pièces que vous souhaitez spécifiquement créer avec les danseurs de cette compagnie.

Petter Jacobsson et Thomas Caley : l faut revenir à ce qu'est ce centre chorégraphique national (car le Ballet de Lorraine a le cadre de fonctionnement d'un CCN). Il est très particulier, puisque doté d'une troupe permanente de vingt-six danseurs à ce jour. Les Anglais qualifient cela de middle-size company : soit un effectif, qu'ils nous envient : ni celui d'une compagnie indépendante plus modeste, ni celui d'un ballet classique conventionnel.

Notre premier défi est d'impliquer le plus possible de membres du ballet dans chaque projet. Un autre défi est de réfléchir à la notion même de "contemporain" dans un tel cadre. Et ça n'est pas évident tous les soirs, du moins dans l'environnement de la compagnie. Le mot de "ballet" résonne toujours très fort dans une toute autre direction stylistique que celle de l'expérimentation contemporaine.

A cet égard, il est très intéressant d'observer comment à sa création même à la fin des années 60 (d'abord à Amiens) par Jacques-Albert Cartier, cette formation se pensait complètement contemporaine, si on entend qu'elle traitait des thématiques de son temps, dans un style de son temps, en multipliant les collaborations artistiques avec les artistes novateurs de son temps. Puis un tournant fut pris vers la danse classique avec l'arrivée de Patrick Dupond.

Il est d'ailleurs intéressant de réfléchir à ce qui s'est passé dans cette ville de Nancy, au moment où disparaît le fameux Festival de théâtre, très novateur, qu'y dirigeait Jack Lang. Cette manifestation était une référence contemporaine pour tout l'Hexagone. Qu'en est-il resté ? Comment s'est imposée une certaine académisation.

DCH : Mais concrètement, par quoi se traduit votre propre option contemporaine au sein du Ballet de Lorraine ?

Petter Jacobsson et Thomas Caley : A chaque projet, il s'agit d'inventer un langage, une idée spécifiques. C'est avant tout une question d'ouverture, à tous les niveaux, et qui se traduit en de nouvelles possibilités de mouvement. Nous sommes très corporels dans notre travail. Mais il faut que les corps travaillent avec tout ce qu'ils ont traversé, et non selon une technique unique, dans la direction d'un style unique. Le corps est un trésor, qu'il faut faire vivre dans son temps.

DCH : Pourriez-vous l'illustrer à propos de votre nouvelle création en cours, Records of Ancient Things ?

Petter Jacobsson et Thomas Caley : En elle-même cette pièce explore une diversité de manières d'être en scène. Une scénographie particulière, transparente, permet une circulation entre trois contextes d'évolution des corps, très différents les uns des autres : d'une part la situation scénique, d'autre part la piste de danse, enfin l'arène sportive attirant un très large public. Cette pièce interroge le phénomène même du plateau : en quoi consiste le fait de se présenter en public, d'être vu ?

C'est une question intéressante aussi bien au regard de l'histoire que dans le temps présent. Quelle est la différence d'enjeu entre une danse folklorique, une danse moderne montrée à un public avisé, une danse du XVIIe siècle où la société aristocratique se chorégraphiait elle-même tout autant qu'elle venait pourtant assister à un spectacle ?

Très concrètement, concernant la pratique des interprètes dans cette pièce, on peut relever que le saut en est une figure centrale. Or justement, il n'y a pas que le saut en danse classique. Lequel vient le premier à l'esprit. Il y a toute une diversité de sauts.

DCH : Comment vit la compagnie au jour le jour ? Son effectif était de trente danseurs au moment de votre prise de fonction. Il est tombé à vingt-six. Faut-il s'en inquiéter ?

Petter Jacobsson et Thomas Caley : Le nombre de trente danseurs n'était pas une nécessité. Notre budget disponible pour monter des pièces ne nous permet pas de faire plus que ce que nous faisons. A vingt-six, nous avons plus d'opportunité de faire danser le maximum de danseurs, d'en laisser le moins possible de côté. Et nous sommes plus efficaces. Presque toutes nos pièces étant créées par des chorégraphes invités, nous constatons que presque aucun parmi ceux-ci ne se montre intéressé pour travailler avec trente danseurs.

Cet effectif se justifiait du temps de Pierre Lacotte, où le modèle d'organisation était celui d'un ballet, avec son corps de ballet, se hiérarchie, etc. A l'inverse, aujourd'hui, notre option contemporaine pousse à un maximum de participation de tous. Et notons que les réalités économiques d'aujourd'hui rendent quasi impossible une tournée de trente danseurs. Même à vingt, cela est difficile !

DCH : Six ans après votre arrivée, cet effectif a-t-il été beaucoup renouvelé, dans sa composition, de l'intérieur ? Si oui, selon quels critères ?

Petter Jacobsson et Thomas Caley : Un tiers des membres actuels de la compagnie étaient déjà là à notre arrivée, et sont restés. Deux tiers s'y sont intégrés depuis. Nous souhaitons un groupe diversifié, avant toute chose, ce qui signifie que nous ne pratiquons guère de critères excluant. Nous recherchons des personnalités, que le public puisse reprérer au cours d'un spectacle ; ce qui est le contraire de l'uniformité.

Bien entendu, nous avons besoin de danseurs de bon niveau. La plupart sont français, ou ont été formés en France, particulièrement dans les conservatoires supérieurs. Trois viennent d'Anvers, d'autres de l'école Paluka en Allemagne. Mais nous souhaitons travailler avec des artistes de la danse ouverts à la recherche, intéressés par l'improvisation, capables de s'investir dans la complexité d'un processus vivant de création.

DCH : Comment s'organise la vie de la compagnie au jour le jour ?

Petter Jacobsson et Thomas Caley : C'est assez compliqué. Nous avons un grand répertoire, et nous avons besoin de le tourner. Cela demande du temps et des moyens pour l'entretenir. Il peut se produire qu'un théâtre nous demande une pièce pour une seule date, et qui n'est pas demandée ailleurs. Ce genre de situation entraîne beaucoup de contraintes, accapare du temps de travail.

Les cours de classique constituent une base constante, avec des professeurs réguliers, à commencer par moi-même (Petter Jacobsson). Pour les cours de contemporains, à l'inverse, nous voulons avoir beaucoup de diversité, beaucoup d'artistes invités. On ne peut évoluer dans une esthétique contemporaine si on n'est pas prêt à changer. Et nous proposons des cours spécifiques à chaque projet de pièce en cours de création.

En arrivant, nous avons annoncé quantité d'idées de laboratoires, d'ateliers de recherche, la sollicitation d'artistes d'autres disciplines, de penseurs, le développement d'un travail qui ne serait pas exclusivement indexé sur des activités de production. Puis il faut avouer que la réalité de la création et des tournées, les contraintes de planning, en laissent très peu le temps.

DCH : On a d'ailleurs l'impression que votre programmation s'est assagie, après une entrée en matière sous le signe de l'audace. Où en êtes-vous de vos résultats de fréquentation à Nancy, et de vos dates en tournée, qui avaient connu une baisse inquiétante à un moment donné ?

Petter Jacobsson et Thomas Caley : Nous tournons énormément à nouveau. Il nous a fallu le temps de constituer notre répertoire. C'est tout à fait normal. A Nancy, nous avons un noyau de deux mille fidèles. Mais nous manquons d'un plateau qui nous soit propre, qui autoriserait une diversité de formats, une souplesse de programmation, une variété d'initiatives. Nous sommes excellemment reçus par l'Opéra de Nancy, mais c'est assez difficile d'être en position d'invité dans une maison d'opéra.

Un opéra a une connotation très particulière dans les esprits du public. Cette saison, nous avons programmé Gala, de Jérôme Bel. Après quoi, les protestations n'ont pas manqué sur la seule base de  l'utilisation du terme de "gala" pour ce projet. Une maison d'opéra est une maison de production, et un CCN une maison de création. Il faut des deux. Mais ça n'est pas toujours aisé d'harmoniser les deux, et c'est impossible de faire fonctionner l'un selon les nécessités de l'autre : l'opéra, c'est une certaine taille de salle, de plateau, une technique, une gestion de saison, etc. Nous nous employons à faire bouger les frontières dans un fonctionnement de ce type.

Quant aux choix artistiques, lorsque nous remontons Twyla Tharp, nous le faisons dans un programme qui inclut par ailleurs une pièce de Gisèle Vienne. Nous le pensons dans un rapport de tension formidable entre ces deux esthétiques, et nous le proposons comme cela, en associant ces deux pièces. Après quoi, il se trouve que les programmateurs ne veulent rien savoir et ne commandent que la pièce de Twyla Tharp. Vient le moment où nous sommes obligés d'accepter cette amputation, parce qu'il faut que la compagnie tourne.

DCH : Petter Jacobsson, dans un entretien que vous nous accordiez au moment de votre nomination au Ballet de Lorraine, vous disiez que l'une de vos caractéristiques essentielles était de vous être développé dans plusieurs cultures : suédoise (celle de vos origines), puis du ballet russe à l'époque encore soviétique, puis du Rambert ballet à Londre, puis des héritiers des avant-gardes new-yorkaises. A présent, vous en connaissez un bout sur la culture française. Votre commentaire ?

Petter Jacobsson : Pour ne parler que de danse, il faut dire que le niveau des outils institutionnels, le maillage territorial, les CCN, les CDC, tout cela, est absolument incroyable. Il y a vraiment de quoi en être fier, et c'est absolument à défendre. Mais attention, la préservation de certains acquis passe avant tout par le renouvellement, par les pensées nouvelles. Nous venons de l'évoquer à propos des choix frileux de programmation, la fameuse phrase "ça n'est pas pour mon public".

DCH : Au cours de ce même entretien, vous disiez avoir rendu visite au Musée de la danse, impulsé par Boris Charmatz à Rennes. Vous vous montriez emballé par ses idées très novatrices. Est-ce qu'un seule aspect du Ballet de Lorraine pourrait rappeler un projet aussi audacieux ?

Petter Jacobsson : La comparaison entre ces deux structures ne tient pas une seule seconde. Ça n'a strictement rien à voir, et il ne saurait s'agir de copier, bien évidemment. La valeur du geste de Boris Charmatz était de ramasser en une seule formule une possibilité d'invention, très dynamique. Le Ballet de Lorraine n'est pas un musée, mais un ballet de répertoire, ce qui pose aussi des questions de transmission et de conservation. Il n'est pas dit que nous soyons si éloignés de la façon dont on soulève certaines questions à Rennes.

Puis-je vous confier que l'une de mes premières idées était de changer le nom de notre compagnie. Souvent, un seul intitulé signifie énormément de choses, et suffit à modeler la réalité. Je dois vous dire que ce changement a été strictement impossible. La Lorraine, qui ne signifie rien d'un point de vue artistique, signifie beaucoup dans le positionnement et la notoriété des collectivités qui nous permettent d'exister dans notre environnement. Cela peut se comprendre aussi.

Gérard Mayen

Les plaisirs de la découverte

Les 29,30 juin et 1er juillet à 20h
le 2 juillet à 15h

Ballet de Lorraine

 

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