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Entretien : Petter Jacobsson

Plaisirs inconnus du Ballet de Lorraine secoue les habitudes. Que se passe-t-il quand les chorégraphes restent anonymes?

Malgré tous les efforts d’en faire un objet d’étude, la danse conserve toutes sortes de mystères. Depuis peu, elle en possède même un de plus, à savoir: L’identité des cinq chorégraphes ayant signé, mais sous anonymat, les cinq tableaux de Plaisirs inconnus par le Ballet de Lorraine, sous la direction artistique de Petter Jacobsson. Créé début octobre au Sadler’s Wells de Londres, le spectacle s’apprête à remuer le monde de la danse en France, en Norvège, aux Etats-Unis... Voilà qui mérite bien quelques explications de la part du directeur artistique qui dit vouloir « libérer » le public et les chorégraphes en formulant une critique du fonctionnement du marché de l’art. Dont il fait pourtant partie.

Danser Canal Historique : Vous nous tombez dessus avec un spectacle fait par cinq chorégraphes-mystère! Une gageure. Mais ça a l’air de marcher. Il est vrai que peu de propositions en danse ont soulevé autant de questionnements que Plaisirs inconnus !

Petter Jacobsson : C’est le but ! (rires) Il est vrai  que nous voulons questionner l’état des choses dans la danse, mais pas seulement. Ça concerne le monde des arts en général. La commercialisation pose problème. Pourquoi va-t-on voir un spectacle ou achète-t-on une œuvre ?  Quel rôle joue le nom de l’artiste ? Comment est-ce qu’on regarde l’art ?

DCH : Comment a cheminé l’idée de Plaisirs inconnus?

P.J. : Après cinq ans à la direction du Ballet de Lorraine, j’ai commencé à m’interroger sur le rôle de notre Centre chorégraphique, avec sa troupe, sa programmation sur la saison, ses chorégraphes invités. Et je me disais : nous sommes là pour questionner les arts.

DCH : Il s’agit d’un projet partagé avec le festival Dance Umbrella de Londres. D’où la première au Sadler’s Wells...

P.J. : Avec Dance Umbrella nous voulions faire quelque chose ensemble depuis plusieurs années, un projet de ce genre, en mélangeant chorégraphes connus et moins connus. D’abord nous voulions donner les noms, sans dire au public quel chorégraphe signe quelle pièce. Mais finalement nous avons penché pour l’anonymat total.

DCH : Oui, il faut un anonymat total ! Nous avons eu la configuration que vous évoquez, dans Six Order Pieces de Thomas Lebrun. Le demi-secret n’a pas tenu jusqu’au bout et ce n’était peut-être pas le but. Il me semble donc que c’est la première fois en danse qu’un tel projet va vraiment au bout des choses.

DCH : Comment s‘est passée la première à Londres ? Le Sadler’s Wells est tout de même l’équivalent de Chaillot !

P.J. : Il a été important pour le projet, mais aussi pour la compagnie, de faire la première de Plaisirs inconnus dans un grand théâtre comme le Sadler’s Wells. Le public a bien accepté la formule, mais il y a eu aussi des irritations. Par exemple, le public ne sait pas s’il doit applaudir entre les différentes parties. Les cinq propositions chorégraphiques font une pièce qui possède une unité, mais nous laissons toute liberté d’applaudir entre les tableaux, d’autant plus que nous introduisons aussi de fausses fins, pour questionner le format d’un spectacle. Car il y a trop de formatage dans l’art. On reproduit trop les formes qui « marchent ». En ce sens la danse se comporte presque comme le cinéma.

DCH : Venons-en aux questions pratiques. Est-ce qu’il y a des notes d’intention rédigées par les chorégraphes ?

P.J. : Absolument ! Ils souhaitent juste ne pas les communiquer, pour ne pas influencer le public dans son regard sur leurs œuvres. Déjà, le spectateur est généralement orienté dans son appréciation parce qu’on lui dit que tel ou tel artiste est important et qu’il doit donc aimer le travail pour ne pas avoir l’air stupide. Plaisirs inconnus le déleste de ce poids. Arrêtons de faire toutes ces comparaisons ! Nous proposons un rendez-vous entre le public et la danse, en toute simplicité. Le but est de libérer le spectateur sous tous points de vue.

DCH : Pour que le concept puisse fonctionner vous êtes obligés d’aller au bout des choses et tout le monde doit garder le secret du début à la fin. C’est difficile… Le studio de répétition du Ballet de Lorraine a une baie vitrée sur rue !

P.J. : Nous avons travaillé et proposé une avant-première dans une autre ville, dans les Vosges, à côté d’Epinal. La réaction du public, très ouvert et peu influencé par le marché de la danse, a été très positive. Mais elle était tout aussi positive à Londres. Ensuite, comment avons-nous fait ? Au début nous avons parlé avec tout le personnel de la maison pour éviter la moindre fuite. Pas de photos, pas de Facebook.  Et nous n’avons écrit les noms des chorégraphes nulle part, jamais. Le planning des répétitions mentionnait « chorégraphe 1 », « chorégraphe 2 » etc.

DCH : Est-ce que les chorégraphes se connaissent les uns les autres?

P.J. : Oui. Ils se sont rencontrés. Nous avons fait des réunions. Ils ont bien sûr promis de ne rien révéler.

DCH : Vous écrivez qu’il s’agit de quatre femmes pour un seul homme. Est-ce que ça veut dire que les femmes sont plus facilement prêtes à laisser l’égo au placard et à oser une expérience nouvelle ?

P. J. : Je ne sais pas. Est-ce le hasard ? Notre échantillon de personnes à contacter n’était pas assez grand pour confirmer votre thèse. Nous avons contacté des personnes dont nous pensions qu’elles seraient prêtes à changer de style chorégraphique et qui représentent, dans leurs esthétiques habituelles, une vraie diversité et appartiennent à des générations différentes. Et nous avons composé un mélange de chorégraphes travaillant habituellement avec de grands groupes et d’autres préférant les petits formats.

DCH : Mais le public de la danse contemporaine est assez averti. Il va vous défier pour identifier les chorégraphes. Sans parler des professionnels...

P.J. : Bien sûr il y a, pour les professionnels et pour le public, la tentation de deviner de qui est telle ou telle pièce. Mais ce n’est pas facile. Nous avons dit aux chorégraphes qu’ils pouvaient tout à fait créer une pièce dans l’esprit d’un confrère ou d’une consœur, et pourquoi pas de Forsythe par exemple. À Londres il a été très intéressant d’entendre tous les noms de chorégraphes qu’on nous a suggérés. Il est même arrivé qu’un professionnel a correctement nommé un chorégraphe impliqué. Seulement, il ne l’avait pas attribué à la bonne pièce ! (rires) Et puis, qui serait capable d’identifier tous les créateurs ? Il y a aussi la scénographie, la musique, les costumes... Tous sont anonymes !

DCH : Les chorégraphes ne pouvaient donc pas assister à la première ? C’est cruel...

P.J. : En effet, à Nancy ils ne pourront pas venir. Nous serons très stricts là-dessus. Certains sont venus à Londres, mais nous les avons bien cachés. Après, les chorégraphes aussi veulent vraiment jouer le jeu, même si la reconnaissance leur manque puisqu’ils ont fait du beau travail...

DCH : En contrepartie vous leur offrez la possibilité de tenter une démarche dont ils ont peut-être rêvé mais qu’ils n’ont jamais pu réaliser parce que ce serait contraire à leur image dont ils deviennent prisonniers, parfois jusqu’à l’auto-caricature.

P.J. : Exactement. C’était une raison importante de faire ce projet. Je vois souvent des créateurs qui se figent dans une formule et continuent de travailler dans le style que le public et les critiques attendent d’eux. Nous sommes sur un marché. Le public demande des garanties. L’argent va à ceux qui livrent ce qu’on attend d’eux. C’est triste. Il devient difficile de se renouveler. Et on tombe dans un trou... Je pourrais même dire que Pina Bausch en a donné un bel exemple...

DCH : Maintenant, vous espérez vous-mêmes vendre ce programme. En nous disant que vous mettez en question le système, vous le priez de vous accueillir.

P.J. : Nous lançons un défi aux programmateurs : Osent-ils prendre des risques ou pas ? C’est quoi aujourd’hui, un vrai risque de programmation ? Et on voit souvent des programmateurs qui veulent être comme le propriétaire d’un chorégraphe. C’est détestable. C’est aussi une forme de commercialisation. Officiellement on travaille pour les arts. Mais derrière, des sommes considérables sont en jeu. Personne n’en parle... Quand les chorégraphes restent anonymes, ils échappent au pouvoir des programmateurs.

DCH : Quand le public va voir de la danse sans pouvoir y mettre des références permettant de placer une création dans un contexte, ne le pousse-t-on pas d’autant plus dans une position de consommateur de l’art ? N’est-ce pas promouvoir une idée de divertissement ?

P.J. : Je comprends votre scepticisme. Nous essayons d’y répondre en posant des questions à la danse et en essayant de surprendre le public, entre autres par la diversité des propositions qui fait qu’il ne s’agit pas vraiment d’un spectacle de divertissement. Un autre élément est la dramaturgie qui évite que la proposition soit trop facilement consommable.

Propos recueillis par Thomas Hahn

Plaisirs inconnus du 5 au 9 novembre à l'Opéra national de Lorraine, Nancy.

Au festival Instances de Chalon-sur-Saône le 22 novembre à 21h.

http://ballet-de-lorraine.eu/fr/saison

 

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