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Entretien Fouad Boussouf et Juliette Deschamps

Pour sa création Le Moulin du Diable, Fouad Boussouf réunit une équipe de onze personnes, dont cinq danseurs, la costumière Nadia Rémond, la compositrice Marion Castor et autres. Juliette Deschamps signe une scénographie sonore. Les deux donnent ici un aperçu de leurs recherches et réflexions pour cette pièce de danse qui aborde les effets du temps sur nos vies au quotidien.

Danser Canal Historique: Vous faites une création sur le thème du temps. Vous n’êtes donc plus tout jeune, puisqu’il faut du temps pour se rendre compte que le  temps existe et qu’il ne passe pas toujours inaperçu.

Fouad Boussouf : En effet. J’ai commencé la danse il y a vingt ans, en tant qu’autodidacte, dans la rue, ce  terrain vague et libre.

DCH : « Dans la rue », ça veut dire: hip hop...

Fouad Boussouf : Je fais de la danse avec un grand « D », ce n’est pas exclusivement de la danse hip hop mais une danse nourrie de mes rencontres avec des danseurs, des chorégraphes et des scénographes etc.

DCH : Le titre Le Moulin du Diable  cache une référence au temps, peut-être aux aiguilles de l’horloge, puisque vous empruntez l’expression à Pierre Bourdieu, qui lui-même dit l’avoir trouvée en Kabylie.

Fouad Boussouf : Nous avons fait des recherches et avons trouvé que le séquencement du temps a d’abord été un fait religieux s’exprimant par des cloches, des gongs et autres. Ensuite il y a eu introduction des sonneries qui obligent les individus à entrer quelque part, à reprendre le travail, à sortir de l’usine etc.

DCH : Le temps est devenu une obsession, presque une religion en soi. Diabolique,  en effet...

Fouad Boussouf : Les expressions à propos du temps sont légions dans la vie quotidienne, surtout au sujet du manque de temps. Tout le monde est de plus en plus pressé, on est tout le temps pris par le temps, on doit faire face à une accélération permanente de choses, au toujours plus et toujours plus vite. Et finalement on a l’impression que le temps s’accélère.

DCH : Et pourtant, la désignation du temps comme « moulin du diable » date des années 1950 et donc d’une époque où les gens étaient moins pressés. Alors, ne faites-vous pas un procès d’intention quelque peu injuste au temps, qui n’a pas changé de vitesse  depuis que l’humanité a commencé à le mesurer?

Fouad Boussouf : Bien sûr que c’est l’évolution de la société qui est en cause, évolution d’autant plus frappante qu’il y a un paradoxe inhérent à nos sociétés dites modernes. Nous avons l’impression de vivre librement, mais en vérité nous subissons l’impératif du temps qui agit de façon quasiment totalitaire. Nous sommes obligés de respecter toutes sortes de délais. Alors où est notre espace de liberté réel ?

DCH : Il est d’autant plus étonnant que vous  ayez réussi à dégager du temps dans l’emploi du temps tellement chargé de Juliette Deschamps, fille de Macha Makaïeff et Jérôme Deschamps. Juliette mène une grande carrière de metteuse en scène de théâtre et d’opéra, et soudain la voici comme scénographe pour une pièce de danse. Une rencontre étonnante ! Comment s’est-elle produite ?

Juliette Deschamps : Rencontre improbable, mais formidable ! Depuis quelque temps, je cultivais le désir de travailler avec des chorégraphes, des danseurs et les corps des danseurs qui m’intéressent beaucoup en raison de leur liberté, si on le compare au corps beaucoup plus contraint des chanteurs d’opéra. Quand on m’a présenté Fouad, sa quête de création d’un espace pour une pièce sur le temps m’a beaucoup amusée. J’ai répondu par un concept pour un espace sonore qui met en jeu des gongs qui sont là pour impartir un rythme au spectacle et pour interagir avec les danseurs. Ce n’est donc pas une scénographie décorative mais active.

DCH : Vous êtes peut-être aussi dramaturge ou metteuse en scène dans le projet ?

Juliette Deschamps : Non. Je prends beaucoup de plaisir, pour une fois, à ne pas l’être, à suivre Fouad et lui donner les possibilités de s’exprimer. C’est un exercice que j’aime bien : créer pour ouvrir des possibles à quelqu’un d’autre. Bien sûr, quand j’ai pensé ces gongs comme éléments scéniques, j’avais en tête un certain sens, des possibilités d’utilisation et un certain rythme. Si j’avais envie d’un décore sonore, c’est sans doute parce que je viens de la musique. Mais après Fouad est libre d’en faire ce qu’il imagine. C’est notre histoire, mais c’est son spectacle.

DCH : Les gongs comme instrument pour faire résonner le temps ? Suspendus dans l’espace ils ressemblent à des astres et nous rappellent que nous devons notre conscience du temps aux révolutions astrales.

Juliette Deschamps : Nous venons de décrire la contrainte du temps comme quelque chose de négatif, mais c’est aussi une contrainte enthousiasmante. Avoir quelque chose à raconter dans le temps très court de la représentation, c’est notre métier, complexe et délicieux. L’enjeu était de raconter avec Fouad et les merveilleux danseurs qu’il a réunis.

Fouad Boussouf : Le temps est aussi un des fondamentaux de la danse, il fait partie intégrante du rythme d’une pièce. Alors il fallait affronter cette question : Comment en parler dans une pièce ?

Juliette Deschamps : J’ai grandi avec les images des astrologues au Moyen Age qui regardaient les astres  en essayant de comprendre qui nous sommes et d’où nous venons et de savoir si le temps existe. Question à laquelle Saint Augustin répond que le temps n’existe pas, que seul existe le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur.

DCH : Parmi tous les précédents artistiques traitant de la question du temps de façon critique, on revient toujours à ce fameux « Modern Times » de Charlie Chaplin. Et vous, Fouad, vous nous dites que vous travaillez sur un langage gestuel qui part de la vie quotidienne. Vous cherchez donc le burlesque, comme Chaplin ?

Fouad Boussouf : En effet, j’ai cherché et trouvé des danseurs qui sont des interprètes, au-delà d’être des artistes chorégraphiques. Les gestes du quotidien permettent de donner à voir comment le temps prend possession des corps et comment il arrive à les amener dans des postures improbables. Pendant les répétitions nous avions l’impression que si nous allions continuer à ce rythme, certains corps allaient être totalement déformés, comme si une transformation réelle était en cours, et nous nous sommes projetés dans l’avenir, vers 2200, avec tout l’impact du temps sur le corps.

Juliette Deschamps : Ce qui me touche énormément dans le travail de Fouad et ses danseurs, c’est la dimension humoristique, de fantaisie et de drôlerie, dans quelque chose qui est extrêmement sérieux mais qui ne se prend jamais au sérieux. Ils osent, ils essayent, et ils sont dans un rapport  au burlesque et à la dérision. À la première répétition à laquelle j’ai assisté, j’ai éclaté de rire.

DCH : Fouad, vous réunissez pour cette pièce des références comme Chaplin et les gestes du quotidien qui ont été introduits en danse contemporaine par Yvonne Rainer dans les sixties. Si on ajoute le hip hop, né aux Etats-Unis, ça fait beaucoup de références américaines...

Fouad Boussouf : Certes, mais les sources du hip hop se trouvent en Afrique. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est le vocabulaire du hip hop, qui n’a jamais été fixe. Il est en évolution permanente. Il est né dans les années 1970 avec cet environnement urbain et les nouvelles technologies de l’époque, comme le magnétoscope, dans un univers déjà caractérisé par l’accélération, au métro qui passe très vite. Quand on regarde les danseurs dans leurs passe-passe et leurs slow-motion, la référence au temps et à la vitesse est fondamentale. À l’heure actuelle, on est soumis au virtuel  qui va encore plus vite et qui dépasse même la notion de vitesse visible. La danse hip hop s’en nourrit et je pense pour ma part qu’elle est la danse la plus « contemporaine » qui soit.

Propos recueillis par  Thomas Hahn

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