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Entretien avec Thierry De Mey

Danser Canal Historique : Vous êtes à la fois compositeur et réalisateur, quel a été votre parcours ?
Thierry De Mey :
Gamin, j’ai étudié la musique, le piano. Ma sœur cadette, Michèle-Anne, prenait des cours de danse. Elle est entrée à Mudra, l’école de Maurice Béjart, au moment où je terminais mes études secondaires. À 18 ans, je suis entré dans une école de cinéma à Bruxelles qui s’appelait l’IAD. À cet âge, on se fait facilement des copains et je m’entendais très bien avec cette bande de chorégraphes qui fréquentait Mudra. À l’époque, Mudra était un lieu d’effervescence culturelle qui dépassait largement la danse, et Béjart s’y employait. On pouvait y rencontrer Stockhausen ou Pierre Henry, je découvrais toutes sortes de gens qui me fascinaient. Et bien sûr, je m’entendais très bien avec la meilleure copine de ma sœur, Anne Teresa De Keersmaeker. J’ai encore des photos où on les voit toutes les deux à 16 ans, fumer des cigarettes en cachette.
Comme j’étais à l’école de cinéma, je fréquentais le musée du cinéma dont le pianiste accompagnateur de films muets n’était autre que Fernand Schirren, professeur de rythme à Mudra. Nous partagions de nombreuses passions communes. Il m’a donc invité à suivre ses cours de percussions. En fait, j’avais suivi des cours de piano, mais à 14/15 ans, j’avais envoyé promener le classique pour me lancer dans la guitare, la guitare électrique, j’avais monté un groupe de rock… Et Schirren m’a recadré avec ses histoires de percussions. Il me fascinait car il avait développé une véritable théorie du rythme et je crois que c’est la seule personne avait inventé comme une thérapie rythmique pour ceux qui avaient des difficultés à l’appréhender. Comme les danseurs qui pouvaient être fabuleux mais étaient toujours un temps en avance ou en retard.
Donc il m’a beaucoup aidé. Je n’étais pas un interprète, je pouvais jouer du Liszt, mais ce n’était pas mon destin. Après les cours avec Schirren, je devais, dans le cadre de mes études de cinéma produire des films de fin d’études. À l’école, on m’avait prévenu dès le départ : les deux choses les plus difficiles à réaliser au niveau technique, étaient les scènes de bagarre, les poursuites,  et les scènes chorégraphiques. Comme j’aime les défis je me suis lancé là-dedans. D’autant que j’avais un réservoir de copains et copines danseurs. En 2e année, j’avais 20 ans et j’ai donc fait un film avec Alain Louafi, chorégraphe et enseignant à Mudra, et Juliana Carneiro da Cunha qui était comédienne et danseuse, et est devenue la complice d’Ariane Mnouchkine.

DCH : Et comment êtes vous devenu compositeur pour la danse ?
Thierry De Mey :
Je n’ai jamais arrêté. Parfois, les danseurs avaient besoin de musique. Je leur tricotais des bandes-son, jusqu’au jour où Anne Teresa est revenue de New York. Elle et ma sœur ont décidé de créer un duo, sur de la musique de Steve Reich. Elles m’ont demandé de servir « d’œil extérieur ». On répétait dans le garage de Jan Decorte. C’est ainsi qu’est né Fase. L’année suivante, elle m’a demandé de faire la musique de son futur quatuor, Rosas danst Rosas. Ça a été la première sortie publique de mes expériences musicales. Je dois dire que s’il y a des moments clés dans une vie, celui-là en est un. Le spectacle a eu beaucoup de succès. J’ai fondé le groupe Maximalist avec six musiciens qui sont ensuite partis dans toutes les galaxies musicales. On est passé par là comme dans un maelstrom de forces extraordinaires et ça nous a tous donné une provision d’énergie et d’idées pour les vingt années suivantes.

 

DCH : Vous avez également réalisé de nombreux films pour Rosas…
Thierry De Mey :
Après mes expériences musicales et cinématographiques j’ai essayé de faire un vrai film de danse avec ma sœur à la fin des années 80, Love Sonnets. C’était une sorte de road movie. On est partis, avec toute la compagnie, dans un minibus. On logeait dans des auberges de jeunesse. J’ai dû faire 8000 ou 9000 km avec une toute petite voiture de location pour trouver tous les lieux. C’était mon premier film. Après, ça n’a pas arrêté. J’ai fait la musique de sept ou huit spectacles d’Anne Teresa, les films Fase, Rosas, Tippeke

 

DCH : Vous êtes également à l’origine de la création de l’Ensemble ICTUS…
Thierry De Mey :
En 83/84 a eu lieu le premier Kunsten Festival des Arts. On a créé une pièce qui s’appelait Kinok, avec La Grande Fugue de Beethoven. À la sortie de ça le groupe Maximalist a éclaté. Les rescapés et aussi les plus virtuoses ont constitué le noyau d’un nouveau groupe, ICTUS, en résidence dans le même lieu que la compagnie Rosas et PARTS. Dès le départ, même si j’était proche de la constitution du groupe que nous avions formé pour un spectacle de Wim Vandekeybus, j’ai décidé de ne pas en prendre la direction, car je voulais me concentrer sur mes compositions alors que le directeur d’un groupe se doit d’être ouvert à toutes sortes d’esthétiques musicales.

 

DCH : Quelle était la pièce de Wim Vandekeybus ?
Thierry De Mey :
C’était What the body does not remember et ensuite, Les Porteuses de mauvaises nouvelles. C’était avec de la musique live et j’avais recruté un groupe de douze musiciens et on avait fait toutes les tournées. Donc le groupe était vraiment forgé, baigné de mouvement avec ce spectacle où les pierres volaient au dessus de nos têtes !

DCH : Vous avez eu la chance de croiser et de travailler avec des personnalités très marquantes…
Thierry De Mey :
Il y a eu toutes sortes de rencontres, et surtout deux génies par l’ampleur de leur travail. Le premier est Bob Wilson. Un dimanche matin, vers 8h00, je reçois un coup de téléphone :
« Thierry j’ai une proposition qui peut-être peut vous intéreser »
« … ah ? Qui est à l’appareil ? »
« C’est Gérard. Gérard Mortier. Est-ce que ça vous intéresserait de faire la musique d’un spectacle de Bob Wilson ?  Salzbourg. »
Ce fut une aventure d’une force incroyable. Moi qui suis plutôt pudique, j’aime rester dans mon coin, ce qui m’angoisse le plus c’est quand je remets ma partition aux musiciens… Et là, Bob voulait que tout se passe dans le théâtre. J’avais mon piano, mon synthéthiseur, mes sons et il me lançait des indications. Devant moi, sur le plateau, il y avait les acteurs de Fassbinder, de Wenders, c’était mes idoles… Bref, j’ai survécu à cette histoire et j’ai appris énormément sur les lumières.

 

Une autre rencontre fabuleuse c’est le film que j’ai fait avec William Forsythe pour le film sur One Flat Thing Reproduced. Je m’étais rendu à Dresde voir le spectacle. Quelle complexité. Quelle énergie sur un temps restreint. Comment mettre ça en film ? Donc je commence à étudier de près la chorégraphie dans toutes les versions… Et là, je m’aperçois qu’il y a des versions de 14 et de 20 minutes… Je vais voir Bill pour lui en parler et il me dit : « No, it’s very simple » il voulait tout filmer en un seul plan. Je lui dis, d’accord, mais quelle version ? 14 ou 20 minutes ? Et là, il me dit, « le truc, c’est que le timing est flexible ». Tout est codifié, mais les danseurs réagissent à des signaux convenus entre eux. C’est comme si on imaginait un orchestre ou chaque instrument se calerait sur la partie d’un autre… Finalement, j’ai essayé de traduire ça en film le mieux que je pouvais. C’était une expérience incroyable. Car c’est presque un organisme, une intelligence intersubjective qui se propage de manière organiquen qui montre comment fonctionne le cerveau humain…

DCH : Est-ce pourquoi vous vous êtes intéressé au mouvement ?
Thierry De Mey :
Schirren m’avais mis sur la piste. Sans l’exprimer complètement, il m’a insufflé l’intuition de ce que j’appelle le kinétique. Le sens du mouvement occupe une place centrale et prépondérante dans notre cerveau humain. C’est ce qui entre en jeu dans l’exécution, la transmission, et notre perception de la musique. Donc on pourrait dire un peu rapidement que tout interprète musical est un peu danseur. Il reçoit des informations sur une feuille à deux dimensions qu’il recrée par un mouvement connecté. Car la musique, ce ne sont pas seulement des notes. Wim m’avait demandé une petite expérience de tabula rasa pour What the Body does not remember.

Du coup, j’ai créé une musique avec une table qu’il faut noter comme une sorte de chorégraphie. C’est ainsi qu’est née ma passion de noter le mouvement des musiciens. Cela s’est développé dans mes pièces de gestes. J’ai appliqué ça ensuite à des expériences où les muisciens jouent sur les instrumetns à percussion en refaisant exactement tous les trajets de pied des danseurs. La corrélation entre proportions spatiales et temporelles, pour moi c’est le rythme.  

 

DCH : Vous vous êtes donc intéressé à la notation du mouvement…
Thierry De Mey :
J’ai cherché des systèmes d’écriture. J’ai demandé à George Elie Octors de se tourner vers le public et de faire des gestes  complexes en silence pour voir ce que le public pourrait imaginer de cette musique visible. J’ai alors réalisé que j’avais touché la limite de quelque chose d’autre. Heureusement, des amis à l’IRCAM et au studio Grame de Lyon cherchaient à faire la captation du mouvement des musiciens. Mais ils se plaignaient d’avoir à travailler toute la journée sur de petits mouvements, type le poignet d’un violoniste. Ils pensaient que les mouvements que je demandais étaient beaucoup plus faciles à enregistrer sur les capteurs.

 

C’est ainsi que j’ai travaillé sur le projet Light Music à l’IRCAM avec Jean Geoffroy, un percussionniste fabuleux, et Christophe Lebreton, on a fait cette pièce emblématique d’une certaine approche du mouvement. Les mouvements étaient reproduits derrière lui puis écrits. Tous les danseurs rêvent que leurs gestes durent un peu plus longtemps… Et là, il suffisait de monter un paramètre de rémanence dans le capteur. Elle a été reprise par un musicien de l’Intercontemporain à la Cité de la musique auquel assistait Boulez. Je me demandais ce qu’il allait en penser et il m’a remercié pour avoir découvert quelque chose et surtout un interprète avec lequel il travaillait depuis 10 ans. J’ai voulu initier un processus par un programme de recherche sur les modèles physiques. L’idée de départ était de classifier les mouvements comme une taxinomie du geste. Mais c’était trop ambitieux et impossible à réaliser. Il m’a donc fallu faire un choix sur les mouvements qui me parlent, m’inspirent et peuvent générer des formes musicales et chorégraphiques. C’étaient les prémisses de Simplexity.

 

DCH : Pourquoi avez-vous choisi ce titre ?
Thierry De Mey :
Ça s’appelle Simplexity qui fait référence au fait que dans un univers complexe, comme celui dans lequel nous vivons, avec une masse énorme d’informations, le cerveau fait le mouvement inverse consistant non pas à éliminer la complexité mais à la traiter pour qu’elle devienne vivable. Ça ressemble un peu à l’élégance. On ne sert pas des milliers de données à nos spectateurs, mais on essaie d’extraire, de condenser, de mettre au propre pour que ce soit lisible et que le spectateur puisse s’identifier sans être arrêté par la barrière du monde complexe que ça véhicule. Malgré tout, je crois que ça reste un spectacle très dense.

DCH : Comment avez-vous constituté votre groupe de danseurs ?
Thierry De Mey :
J’ai fait des auditions. À Bruxelles, il y a beaucoup de très très bons danseurs. Je m’attendais à avoir 100 à 150 candidats, il y en a eu 500. J’étais flatté mais il fallait gérer le nombre. J’ai fait des heures de visionnage de vidéos. Finalement, on en a invité une centaine. Je me suis retrouvé devant des choix cornéliens. Finalement, je suis arrivé à ce groupe et je suis très fier de ce bouquet. Ce sont des gens qui viennent d’univers très différents. J’ai essayé de trouver des moments où ils peuvent fusionner leurs vocabulaires, ou au contraire exacerber leurs différences. Il y a Ildikó Tóth qui a passé 12 ans chez Forsythe, Louise Tanoto qui est londonienne et a une tout autre approche de la danse telle qu’on la pratique en Belgique ou en France, et développe une poétique très personnelle, Victor Pérez Armero qui a fait PARTS, l’école d’Anne Teresa et reste le seul étudiant à l’avoir quitté pour aller dans une autre école. Maintenant il est devenu la coqueluche de ce nouveau mouvement belge qui inclut Linehan, Quesada, etc. Sara Tan Siyin, qui danse aussi chez Kubilaï Khan Investigations et Peter Juhász qui vient de Hongrie et a gardé ce caractère « pays de l’Est » très virtuose, tout à fait décalé.

 

DCH : Quel a été votre processus de travail ?
Thierry De Mey :
La première étape a été de faire les pièces de gestes avec les musiciens. Ensuite ils sont venus improviser. On a échantillonné beaucoup de sons marginaux, percussifs et, forts de cette expérience, ils se sont confrontés aux danseurs. On a même fait des échauffements communs. Je dois dire que je suis très content de ce projet. Je n’ai pas la prétention d’être chorégraphe comme quelqu’un qui a fait ça toute sa vie. Je suis un artiste transdisciplinaire qui emploi des nouvelles technologies, de la danse et de la musique pour chercher un espace occupé par le mouvement, à partir de ces disciplines. Je me suis épargné la vidéo.

DCH : Comment avez-vous constitué votre vocabulaire chorégraphique ?
Thierry De Mey :
Les danseurs ont fourni énormément de matériel chorégraphique. Je leur ai insufflé mes idées, soit par vidéo, soit par dessin. J’avais choisi toute une collection de mouvements : le vol d’une chauve-souris au ralenti par exemple. Nous l’avons reproduit sur ordinateur et observé ce qui arrivait si on multipliait la pesanteur par dix ou, au contraire en renversant la gravité. Toute la danse vient de cette manipulation d’images. J’ai été aidé par Zsuzsanna Rozsavolgyi qui est danseuse à Rosas, et Manuela Rastaldi. Il y a des moments improvisés et d’autres très formalisés.

Propos recueillis par Agnès Izrine
 

 

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