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Entretien avec Tatiana Julien et Anna Gaïotti

Corps à corps de peaux et de membranes, porosité des espaces et des sensations : On aurait aimé que ça dure vraiment une nuit entière !

Festival Transdanses, Chalon-sur-Saône, Espace des Arts. La danse occupe le bâtiment, jusque dans ses recoins. Près de la billetterie, on assiste à la performance Desorden de la circassienne Justine Berthillot (acrobatie, rollers) et du musicien et compositeur Xavier Roumagnac (batterie). Sur le plateau de la grande salle, quarante amateurs répètent une chorégraphie en vue de leur participation à la nouvelle pièce de Salia Sanou, A nos combats. Dans le hall du théâtre sont attablés les interprètes de Carcass  de Marco da Silva Ferreira. Et sur le plateau du « Petit Espace », chaises et coussins sont disposés en cercle, pour accueillir le public pendant Une nuit entière  de Tatiana Julien et Anna Gaïotti. Après la représentation, le duo a évoqué cette création pour Danser Canal Historique.

Danser Canal Historique : Vous avez chacune impressionné, avant la fameuse pandémie, avec un solo radical qui remettait en question les frontières entre le masculin et le féminin. Existe-t-il un lien entre ces solos et votre duo, Une nuit entière ? 

Anna Gaïotti : Nous avons toutes les deux participé à un programme au Silencio à Paris, dans le cadre d’une soirée carte blanche à Tatiana Julien par Sarah Dufour, où nous avons présenté des versions performatives de nos solos respectifs. Tatiana a aussi invité Malika Djardi et nous avons pu entremêler les formes, sur la scène et dans les autres espaces, au plus près du public.

 

Tatiana Julien :Entre mon solo Soulèvement [lire notre critique] et celui d’Anna les différences entre les approches sont grandes, mais il y a eu une rencontre qui s’est révélée très pertinente et assez frappante, dans une espèce de fougue commune. J’ai trouvé Anna fascinante dans sa capacité à dilater le temps et j’avais moi-même une forte envie d’aller vers ça. Entre nous il s’est produit une sorte de gémellité, une fusion des corps où nous étions toutes les deux nues. De cette performance, nous avons de troublantes photos où nos corps ne se distinguent plus. C’étaient un peu les prémices de notre duo. 

DCH : La gémellité entre vous deux va jusqu’au fait que la coupe de cheveux d’Anna, courte et plutôt masculine, qu’on voit sur Youtube dans une interview au sujet du solo Plus de muses mais un troupeau de muets [lire notre critique] semble s’être déplacée sur la tête de Tatiana ! 

Anna Gaïotti : En effet , en 2016 j’avais des cheveux courts. Mais entretemps il y a eu des confinements et il a été impossible d’aller chez le coiffeur. Maintenant je veux savoir jusqu’où ils peuvent pousser (rires). 

DCH : J’avoue qu’au début j’étais troublé et que je ne comprenais pas qui était qui. Mais cela semble de toute façon correspondre à la raison d’être de votre duo…

Tatiana Julien : En effet, nous travaillons ici sur une fusion des peaux, l’imbrication des corps, l’effacement de la tête, l’écoute, la sensibilité, la métamorphose… 

DCH : On peut donc parler d’un instant très fécond au Silencio ? 

Tatiana Julien : Après notre rencontre au Silencio, nous voulions créer quelque chose ensemble, mais pendant le confinement nous ne pouvions que nous écrire. Après nous nous sommes collées d’autant plus ! Les mots que nous avions posés sont très proches de ce qu’on a fait. Il y a une dimension de rêverie et de fantasme. 

Anna Gaïotti : Pendant le confinement, j’avais le sentiment que le temps devenait plus élastique. Je travaillais beaucoup la nuit, j’écrivais sur les questions de la gémellité et justement, sur la nuit. Et soudain, Tatiana était enceinte ! Nos échanges ont donc aussi porté sur tout ce qui se passait en son corps à cette période. 

Tatiana Julien : Ensuite, nous avons continué nos recherches au cours d’une résidence à la Tanzfabrik de Berlin. On a mis tous nos écrits de côté pour rentrer dans un corps à corps, une exploration sensible à partir d’un vocabulaire commun élaboré en amont. C’était une sorte de laboratoire, avec Gaspard Guilbert qui crée en live un son immersif et englobant. Il travaille beaucoup avec le réel et aussi à partir de nos voix. 

DCH : Kévin Briard et Agathe Patonnier cachent des projecteurs un peu partout sous les gradins. C’est une lumière tamisée qui ajoute à l’ambiance très sensorielle, ce qui est vrai aussi pour l’environnement sonore. 

Tatiana Julien : L’idée est que tout le monde se rassemble et se recueille autour d’un feu. Ca permet aussi de voir de petites choses qu’on ne verrait pas de loin. Une transformation du réel, pour englober les spectateurs avec des lumières qui respirent comme dans un poumon. On y rentre comme dans une grotte ou un utérus, et c’est pourquoi des éléments organiques sont présents dans la musique, comme des battements de cœur, nos voix et autres…

DCH : A la sortie de la représentation, tout le monde parlait de « transformation ». Et ce n’est pas seulement la vôtre, avec ses allers-retours entre un état de corps actif pour soutenir et manipuler l’autre qui est dans un état d’abandon, comme endormi. C’est aussi la transformation de l’espace. On a l’impression de ne plus être nulle part, de plonger dans des sensations vagues et délicieuses, et les autres spectateurs du cercle qui vous entoure semblent devenir des prolongements de vos corps, à moins qu’il ne s’agisse d’un seul corps.  

Tatiana Julien : En effet, nous avions envie de trouver un vocabulaire physique qui ouvre le sens, et les sens. J’ai beaucoup travaillé sur l’accouchement et le don de la vie alors qu’Anna a enquêté sur la manière de soigner les morts et de les faire exister autour de nous, ce qui revient aussi à un travail de femmes. 
 
Anna Gaïotti : Je m’intéresse beaucoup aux rituels funéraires et j’ai notamment étudié un rituel napolitain autour du purgatoire où les femmes prennent les morts sous tutelle. Elles nettoient les squelettes trouvés dans les fosses communes pour libérer les âmes du purgatoire. Elles espèrent que les âmes puissent aller au paradis et qu’elles-mêmes seront remerciées. Il y a à Naples un cimetière qui est assez représentatif de ça.

 

DCH : Il est vrai qu’à un certain degré, vous dissimulez vos visages, ce qui est un acte très symbolique et fait qu’on vit la pièce à un niveau moins rationnel que sensoriel, l‘attention étant captée par les corps. Mais les énergies qu’on reçoit émanent de ce qui se passe entre vous deux, et non par les énergies créées par un corps qui bouge par rapport à l’espace et au temps. On n’est pas dans une pièce de danse habituelle !  
 
Tatiana Julien : Nous voulions justement éviter l’idée de spectacle. Avoir une structure, mais faire à l’intérieur de celle-ci un vrai travail d’exploration et penser l’espace comme un prolongement de nos corps. C’est pourquoi nous avons choisi un dispositif où nous sommes encerclées par le public. Ensuite cette pièce est aussi une affaire d’âme ou de souffle entre nous deux, d’air et d’énergie au-delà du corps. C’est le souffle de l’une qui se déverse dans l’autre. C’est un corps qui grandit dans l’autre et en devient distinct, le lien qui finissant par une séparation. Mais au moment où un bébé est né, il rentre dans un nouveau peau-à-peau avec la mère. A quel moment a lieu la véritable séparation ? En ce sens j’ai tiré de l’inspiration du film documentaire Regarde, elle a les yeux grand ouverts de Yann Le Masson qui suit un cercle de femmes qui militent pour le droit à l’avortement. Mais elles pratiquent aussi entre elles des accouchements naturels. C’est un monde ultra-féminin partagé avec les enfants.
 
Anna Gaïotti  : Comment être à la fois celle qui est responsable du corps ou du poids de l’autre et en même temps s’abandonner vraiment? Est-ce risquer sa stabilité ? Ces questions que nous explorons dans Une nuit entière  touchent aux écrits de Tatsumi Hijikata que j’étais en train de relire, sur la question de l’unicité du corps et de la force du corps amoindri. Un autre livre qui m’a traversée pendant toute cette période est Des yeux de chien bleu  de Gabriel Garcia Marquez, un recueil de nouvelles qui nous plongent dans un monde où il n’y a pas de lisière entre les vivants et les morts, où les morts sont considérés comme des présences dans un esprit de gémellité, de créatures siamoises entre morts et vivants, où il y a renversement de l’idée d’une réalité unique. 

Propos recueillis par Thomas Hahn

Festival Transdanses, Chalon sur Saône, le 16 novembre 2022

chorégraphie et interprétation : Tatiana Julien et Anna Gaïotti
création sonore et musicale : Gaspard Guilbert
création lumière : Kévin Briard & Agathe Patonnier 
régie générale : Kévin Briard & Agathe Patonnier
costumes : Catherine Garnier
assistante : chorégraphique Clémence Galliard
accompagnement en fasciapulsologie : Marion Blondeau
coach vocal : Dalila Khatir

En tournée : 

29 novembre 2022 – Festival Next, le phénix, scène nationale, Valenciennes (59)
01 décembre 2022 – Festival Next, L’Oiseau Mouche, Roubaix (59)
10, 11, 12 & 13 décembre 2022 – Espace Cardin, Théâtre de la Ville, Paris (75)
23 & 24 janvier 2023 – Festival Amiens Europe, Maison de la Culture, Amiens (80)
18 mars 2023 – KLAP Maison pour la danse, Marseille (13)
23 mars 2023 – La Soufflerie, scène conventionnée, Rezé (44)
29, 30 & 31 mars 2023 – Bonlieu, scène nationale, Annecy (74)
31 mai 2023 – Théâtre du Beauvaisis, scène nationale Beauvais (60)

 

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