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« Encyclopédie pratique » de Lenio Kaklea

Une magnifique enquête sur les pratiques physiques d'habitants d'Aubervilliers débouche sur une pièce chorégraphique qui peine à déplacer les enjeux de cet art.

Maryse Emel apparaît à l'écran. On l'y voit se mouvoir dans les locaux des Laboratoires d'Aubervilliers. Et on l'écoute en train d'exposer ses réflexions à propos de ses propres mouvements. Ces propos ne sont pas passe-partout. Maryse Emel est philosophe. Cela ne doit pas jouer pour rien dans la façon qu'elle a, captivante, de révéler du sens à propos de toutes les manifestations physiques de son corps ; de faire partager sa réflexion sur ce que signifie le fait d'habiter un corps et de se construire, le construire, à travers cela.

Son expérience n'est pas anodine à cet égard. Maryse Emel est atteinte d'un Parkinson. De quoi exacerber, en permanence au quotidien, l'acuité des enjeux qu'on vient d'évoquer ci-dessus. Maryse Emel compte parmi les trois cents habitant.es d'Aubervilliers que la chorégraphe Lenio Kaklea a rencontré.es au cours de huit mois d'enquête sur le terrain. De la part de cette artiste, il s'est agi de collecter leurs témoignages sur ce que sont leurs pratiques physiques. Cela peut aller des expertises techniques et professionnelles, aux actions courantes de la vie quotidienne, non sans passer par le gigantesque éventail des activités de loisir.

En collaboration avec Lou Forster, un ouvrage en découle, sous le titre Encyclopédie pratique (lequel recouvre aussi la totalité du projet). Sous-titre : Portraits d'Aubervilliers. D'une écriture synthétique, incisive, cent-soixante-seize portraits (car certains collectifs), sont restitués. On les parcourt comme des croquis, dont la mise en mosaïque révèle une fabuleuse richesse que, le plus souvent, on omet de voir.

Quand s'éveille une ville de quatre-vingt-cinq mille habitants, particulièrement une ville très populaire et très diversifiée, une polyphonie de millions de gestes va être produite au quotidien. Même quand ils sont d'apparence anodine, ces gestes sont animés d'un réseau infini de savoirs, de sensations, d'usages coutumiers, d'excellences aiguisées, de projections, de plaisirs, d'astreintes, d'objectifs, de résultats, de représentations.

Le livre proposé est en cela magnifique, qui ranime ce fondamental contemporain, selon lequel c'est l'activation déterminée de nos regards qui fera que l'art est ce qui peut rendre la vie plus intéressante que l'art (pour paraphraser Robert Filliou). De façon plus prosaïque, Encyclopédie pratique touche forcément aussi à toutes les questions plus circonstancielles de l'art et du territoire, l'art et les publics empêchés, l'art et son incidence sociale, etc. Il y a là autant de terrains minés.

Une autre traduction du projet Encyclopédie pratique a pris la forme de soirées programmées aux Laboratoires d'Aubervilliers (lesquels sont porteurs de toute la démarche). Là, on se retrouve dans la configuration toute conventionnelle d'une présentation de spectacle sur une scène. Celle-ci est toutefois accompagnée, par exemple, dans une salle attenante, par la projection du film portrait de Maryse Emel, évoqué ci-dessus.

On l'a noté : Maryse Emel, habitante d'Aubervilliers, est philosophe. N'y a-t-il pas quelque signification à rechercher dans le fait que ce soit son portrait, et pas un autre, qui soit sélectionné pour cette diffusion, avec son possible effet de vitrine. Parmi trois cents de ses concitoyens, Maryse Emel s'est soumise à l'exercice de remplir le questionnaire soumis par la chorégraphe enquêteuse. Première question toute simple : "Comment s'appelle votre pratique". Réponse de l'un des "enquêtés" : conducteur d'engins. Réponse de Maryse Emel, philosophe : vivre le vertige et ne pas basculer dans le vide.

C'est bien différent. Et on comprend que Lenio Kakléa exprime à quel point cette assertion lui est de précieuse inspiration dans la conduite de son projet. On comprend aussi qu'en terrain miné, cette chorégraphe, et avec elle les Labos d'Aubervilliers, soutiennent farouchement que, même soucieux du territoire, le geste artistique doit affirmer le primat de ses enjeux propres, sans céder à la confusion des bonnes intentions des politiques culturelles.

On comprend que cet enjeu affecte jusqu'à l'acte scénique sur un plateau. Il nous a été donné de voir récemment, et à plusieurs reprises, des pièces se contentant de faire rejouer sur scène, de façon non distanciée, par des non artistes, leurs attitudes et propos quotidiens. Et on a dû le percevoir comme de la pure documentation, illusoirement déplacée selon une manœuvre aussi vaine que manipulatrice.

A cette aune, nul doute que Lenio Kaklea tord le bâton à l'extrême dans l'autre sens, au moment d'écrire sa pièce chorégraphique tirée de Portraits choisis de son Encyclopédie pratique. Sur un plateau au comble du chic contemporain lisse et asseptisé, elle en est la performeuse soliste. Son évolution tient beaucoup à l'exposition d'un personnage, des plus distancés, campé dans une retenue symbolique de gestes patiemment exposés en bas-relief. Elle fait cela, vêtue dans un semi-dénudé ultra-étudié.

Tour à tour, elle décline six des pratiques collectées, telles que la boxe, la prise de pesée, la lecture, l'écoute de la musique, ou encore la démarche affirmative de Maryse Emel s'inventant à contre-maladie. Les pratiques des gens d'Aubervilliers s'en trouvent réduites, très strictement, à un réservoir de thèmes d'inspiration. Elles sont réduites à un traitement par l'épure, soucieux de produire des motifs qui circulent entre la performance et l'exposition plasticienne. C'est un travail de stylisation. C'est extrêmement sophistiqué. Cela se donne avec tout ce qu'il faut de nuance d'affectation (le suggéré, le répété, le décalé…)

En regardant cela, on n'a pu s'empêcher de songer aux débats très embarrassants venus d'Outre-Atlantique, par lesquels dorénavant, des tenants de la vie réelle entendent limiter la licence artistique qui tenait jusque là pour acquis le fait que des créateurs non issus de leurs propres rangs s'emparent de signes issus de leur univers culturels et les métamorphosent à leur guise. On n'a pas encore atteint pareil seuil d'affrontement, ni tentation de censure. Heureusement. Mais on n'a pu s'empêcher de se demander ce qui, dans le mouvement de Lenio Kaklea vers la vie à Aubervilliers, a pu venir, en retour, déplacer son propre geste, son savoir, sa position dans le monde.

Comme inchangeables. Et qu'on attendrait plutôt, par exemple, à la Ménagerie de Verre. On veut dire : entre soi.

Gérard Mayen

Vu le vendredi 9 mars 2018 aux Laboratoires d'Aubervilliers.

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