« Écorchés vifs » de Claude Brumachon
La reprise de cette pièce de Claude Brumachon, créée en 2003 au Musée Bourdelle, proposait une redécouverte des œuvres du sculpteurs couplée à la danse du chorégraphe dans toute son acuité, son emportement gestuel, sa sensualité.
Les statues d’Antoine Bourdelle sont étranges, taillées dans la masse, souvent austères, témoins d’une certaine modernité qui s’inscrit dans l’Histoire de l’Art, comme un fil qui se tendrait entre la Rome Antique et un présent indéfini. C’est le cas par exemple du Centaure mourant au pied duquel, dans Ecorchés Vifs, Claude Brumachon et Elisabetta Gareri se livrent à un duo aussi sensuel que déchirant, incarnant, dans leurs corps ce drame de l’animalité contrariée avec ses membres qui se ploient paradoxalement ou de l’humanité aux prises avec la matière. Une sorte de résumé fulgurant de l’écriture chorégraphique de Claude Brumachon, avec ses cambrés et ses cabrés, sa façon de dessiner et sublimer la musculature par le mouvement, force et souffrance, jusqu’à mettre en relief délicats tendons et fins ligaments qui se tendent sous l’effort. Comme chez Bourdelle, on retrouve une dualité fascinante qui trouve une inspiration sans limite dans ces créatures troubles aux visages pleins d’énigmes.
Galerie © D.R
Soudain, ce sont deux hommes en noir (Martin Mauriès et Steven Chotard) qui viennent inscrire sur ce paysage cyclopéen leurs mouvements hiéroglyphes, rappelant même certains dessins de Franz Kafka dans leurs lignes nettes et leurs angles cassés, leurs emboîtements imprévus, leurs sauts en apnée, qui laissent filtrer une pointe d’humour ou de dérisoire.
Après tours et détours que suppose la forme déambulatoire, toujours accompagnés de Quatuors de Beethoven ou de musique du XIIIe siècle, différents duos ou solos, éclatés dans les différents ateliers. Allures étranges, scènes presque intimes, étreintes fiévreuses et chaos intérieurs parsèment cette section de la pièce que les spectateurs se pressent pour apercevoir, parfois imparfaitement, comme vus à la volée ou dérobée aux regards, comme une forme de puzzle dont il faudrait reconstituer l’intégrité, comme après une déflagration. Idem pour ces unissons décalés où les interprètes à moitié allongés sont saisis des spasmes d’un rêve éveillé et de langueurs ensommeillées.
Galerie © D.R
Rome ou Grèce encore dans cet Héraklès Archer (d’ailleurs responsable de la mort du Centaure selon la mythologie) ou plutôt, un homme façonné par l’arc qu’il bande jusqu’au point de rupture, à la fois symbole de puissance et d’incertitude dans son but. À ses pieds le même élan vital, la même volonté de dépasser l’entrave dans ce duo vibrant d’Anne Minetti et Pascal Allio, qui s’entrelace et se reprend sans cesse. Plutôt qu’être un simple écho aux statues qui peuplent ce musée, véritable écrin pour ces sculptures monumentales, la chorégraphie sait jouer de la perspective et de la surprise, et surtout du volume des œuvres comme du bâtiment particulièrement dans cette galerie de plus de dix mètres de hauteur sous plafond où quatre duos se déroulent simultanément, développant leurs torsions comme autant d’envols, étirant leurs membres pour les replier aussitôt, s’éployant et se rétractant dans une urgence absolue, leurs corps exacerbés, à peine vêtus de linges blancs, langes, charpie ou linceuls.
Galerie photo © D.R
Revenus dans la galerie, Benjamin Lamarche se lance dans un magnifique solo, absolument poignant dans ses éploiements et ses chutes, ses orages et ses arrachements. Toujours au bord de la cassure ou du chagrin, porteur de l'ineffable nostalgie de ces visages de pierre, de l’emportement à jamais de ces corps figés dans l’éternité, il étoffe sa gestuelle de mouvements de mains pulsatils, de pieds qui se recroquevillent, comme autant d’études sur l’anatomie du danseur.
La fin, en silence, laisse bouche-bée, comme les cris muets de ces chimères de marbre ou de bronze, ces humains témoins de l’inénarrable, d’une « indicible violence », mais chut, se sera le titre d’une autre pièce, créée sensiblement plus tard…
Agnès Izrine
Le 21 mai 2025, Musée Bourdelle, Paris
Image de preview © Ernest Sarino Mandap
Distribution
Chorégraphie Claude Brumachon
Assistant Benjamin Lamarche
Musique Ludwig Van Beethoven
Interprètes :
Steven Chotard
Martin Mauriès
Anne Minetti
Pascal Allio
Elisabetta Gareri
Guillaume Lemoine
Estelle Carleton
Benjamin Lamarche
Claude Brumachon
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