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« De repente fica tudo preto de gente » de Marcelo Evelin

Des spectateurs placés au contact physique direct des danseurs. Des danseurs dont la présence reste néanmoins énigmatique. Une expérience sensible, directement politique

Le spectateur professionnel – et pas que, suppose-t-on – se laisse parfois gagner par le doute : que penser de l'impact effectif des pièces de danse confinées sur les plateaux, quand on ressent tout autour une angoisse des urgences ?
Dans sa pièce De repente fica tudo preto de gente, le chorégraphe brésilien Marcelo Evelin et ses six interprètes combattent activement ce sentiment d'inanité. Les spectateurs y traversent une expérience avant toute chose. Et cette expérience n'est pas à tout coup confortable.

Tout se déroule à l'intérieur d'une aire de jeu, quadrilatère matérialisé par des tubes de néon sous lesquels il faut se baisser et passer pour accéder à la performance. Choisir de rester en-dehors édulcore substantiellement le ressenti de la pièce.
Spectateurs et performeurs sont mêlés à l'intérieur de cet espace public, sans le moindre siège, et en nombre tel qu'il est absolument impossible que les premiers voient tout des évolutions des seconds. Il faut choisir. On peut déambuler ; ou au contraire se rapprocher des actions. La lumière des néons n'éclaire que dans le dos, et très faiblement

Dans ces conditions de condensation physique et spatiale, le spectateur peut avoir la sensation de tomber sur les performeurs par hasard. Ceux-ci sont intégralement nus, le corps peint en noir, tendant à une forme d'invisibilité objective, mais que l'acte artistique retourne dans l'investissement intense de l'action au plateau.
Là réside le paradoxe fécond de la pièce d'Evelin. Alors qu'elle arrache spectateurs et performeurs de leur anonymat, alors qu'elle singularise à l'extrême, et problématise le statut de chacun dans sa relation à l'autre, la situation qu'elle engage redouble de trouble, d'énigme. Stimulants.

En règle générale, assis dans les travées d'une salle conventionnelle, le spectateur se sent en partie dilué dans la masse, guidé dans des dispositions de regard passives. Quant au danseur, même connu, le voici nimbé dans la distance d'une icônisation, toujours un peu sur papier glacé.
Tout cela est ici perturbé. Le spectateur est constamment renvoyé à sa responsabilité. Souvent, celle-ci consiste à négocier la sécurité de la situation, la sienne, celle des danseurs, quand ces derniers sont en train d'avancer en faisant masse, sans dériver de leur trajectoire si quelqu'un se trouve sur leur chemin.

Même si les performeurs se présentent très proches, incarnés parfois dans un quasi toucher partagé avec les spectateurs, les motivations de leurs évolutions demeurent peu saisissables. Peints en noir dans une quasi obscurité, il s'en faut de peu qu'ils tendent à disparaître.

Ils sont jeunes. Peut-être les fantasmera-t-on issus des populations noires du Brésil, les plus marginalisées de leur société. Marcelo Evelin sourira en soulignant ensuite comment, sous leurs grimages, deux des cinq sont japonais, et un autre hollandais ! Régime de la représentation...
Il n'empêche, l'heure est à une insécurité du sens et des sensations. Au milieu de spectateurs d'abord blagueurs, émoustillés comme par une attraction, puis perplexes, et encore attentifs, voire inquiets, troublés, complices ou embarrassés, la petite troupe des danseurs conduit obstinément son expérience de communauté.

Selon des logiques qui n'appartiennent qu'à elle, elle fait tas, imbrication, petite masse. Ses frappes obstinées au sol sont grondantes. Ses marches parfois vives, et comme butées, têtes en avant. Ses rampés pétris de danse contact, au sol dans les jambes des spectateurs. Ses errances effilochées quasi caressantes, regards plongés dans ceux de tel ou tel membre du public tour à tour.

On croirait tourner les pages de Masse et puissance, du philosophe Elias Canetti, qui condensa dans cet ouvrage mythique du XXe siècle la pensée moderne de la démocratie et des totalitarismes, saisis à travers les modes d'agrégation des corps. Le chorégraphe s'y réfère dans ses notes.
Enfin à un moment, quelque chose d'une douceur sensuelle semble prendre le dessus parmi ces jeunes danseurs, jusque là écorchés, ébêtés. Mais quand tout pourrait prendre le chemin d'une  ronde apaisante, un sixième performeur bondit depuis la régie, où il œuvrait jusqu'alors, inaperçu aux regards. Il provoque le groupe, réinstalle le chaos, la nervosité, la tension.
On a bien lu : pour générer cela, c'est depuis la régie du spectacle que s'est précipité l'agent perturbateur. Tout est dit de ce que l'art de Marcelo Evelin entend répandre sur les plateaux, d'incommode, du seul fait d'en orchestrer une représentation. Appelons cela une bataille esthétique, sur le terrain d'une danse critique. Éminemment contemporaine.

Gérard Mayen
le 17 février 2015 au Quartz, à Brest, dans le cadre du festival DañsFabrik.

Créé et interprété par : Andrez Lean Ghizze, Daniel Barra, Elielson Pacheco, Hitomi Nagasu, Jell Carone, Loes Van der Pligt, Marcelo Evelin, Márcio Nonato, Regina Veloso, Rosângela Sulidade, Sérgio Caddah, Sho Takiguchi, Tamar Blom,  Wilfred Loopstra et Túlio Rosa

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