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Dairakudakan : « Ode à la chair »

La première image est d’une beauté saisissante. Quatre femmes emmaillotées dans des sortes de filets suspendus aux cintres encadrent un bas relief où d’autres femmes semblent figées dans la pierre. Et, avant que la lumière ne se réchauffe et que la chair s’anime, quelques secondes d’hésitation nous font douter de la matière de ces corps marmoréens. Ce premier tableau s’intitule « Miroitement de la mer, murmure des entrailles ». De la mer, on aperçoit les clairs embruns qui paraissent éclabousser les corps des femmes pris dans la roche et les font miroiter. Quant au murmure des entrailles, comment ne pas penser, en regardant ces femmes accrochées à des utérus et des cordons ombilicaux sanguinolents qui rappellent la naissance ?

Galerie photo Laurent Philippe

Mais ces filets font peut-être aussi référence aux bébés que les mères accrochaient aux arbres dans des paniers les jambes attachées, pour pouvoir continuer à travailler dans les rizières dans la région de Tôhoku. Certains affirment même que Tatsumi Hijikata s’est inspiré de ce fait pour former les positions caractéristiques des jambes dans le butô. Ce qui est sûr, c’est que la chorégraphe, Emiko Agatsuma, la plus ancienne des danseuses de la compagnie de butô Dairakudakan est née dans cette région du Tôhoku, durement touchée par le séisme et le tsunami de 2011. Le tableau change alors de signification, le « murmure des entrailles » devenant soudain annonciateur de la catastrophe, tout comme le « miroitement de la mer ».

Galerie photo Laurent Philippe

Cette profusion de significations irriguant un tableau est très caractéristique du travail d’ Emiko Agatsuma, et au-delà, de la compagnie Dairakudakan. Les scènes suivantes étant composées sur ce principe d’accumulation de sens qui chargent chaque geste de signes, parfois même contradictoires.

Galerie photo : Laurent Philippe

Ainsi de ces femmes suspendues qui deviennent fœtus, araignées, femelles aux prises avec leur sexualité, monstres féminins, gorgones… dans leurs « Œufs » Avant que la bête pleine de poils tapie sur le sol ne prenne vie au cours du troisième tableau : « NOKEMONO (L’exclu) ».

Galerie photo Laurent Philippe

Le suivant, intitulé « La bête et les filles » est un concentré de butô dans ce qu’il a de plus burlesque. Les danseuses déguisées en petites filles, genre petit chaperon rouge version nippone, se promènent dans une étrange forêt, petits sacs de magasin chic à la main et tournent autour de la Bête poilue…. qui finit par s’abattre et être mangée goulûment, dont nous laissons l’interprétation à la discrétion de nos lecteurs.

Galerie photo Laurent Philippe

« Os » fait entrer en scène une divinité étrange (Emiko Agatsuma) entre perversité et animalité, d’une beauté insolite, bientôt suivie de femmes dans des costumes noirs mi traditionnels, mi sexy, portant un seul escarpin rouge à leurs pieds. Là encore, la scène oscille entre une esthétique d’une élégance rare alliée à une gestuelle si épurée qu’elle offre la grâce d’un filigrane, à des mouvements à la limite du grotesque qui viennent volontairement ruiner la mise en scène hiératique et les convenances du même coup.

Galerie photo Laurent Philippe

On est loin du butô des Sankaï Juku qui ignore totalement l’autodérision ! Là, on est sans cesse sur la crête d’un récit où tout peut basculer. Il y a quelque chose de profondément expressionniste dans ce mélange de drame vaguement obscène, de deuil infini qui se mêle à un érotisme à la frange du loufoque. Ce que confirme la scène suivante où la déesse très primitive reçoit une pluie d’escarpins rouges… C’est d’un joyeux macabre, ou d’une drôlerie funeste.

Galerie photo Laurent Philippe

Le délire continue ainsi avec une scénographie qui convoque la nature dans ce qu’elle a de plus tellurique, de primitif avec ses grottes, juqu’à une mystérieuse cérémonie allant jusqu’au sabbat avant de recomposer le tableau initial.

Composée sur un rythme de ressac, Ode à la Chair est d’abord une Ode à la féminité sans concession. Car elle n’élude pas le féminin dans sa sexualité, dans sa violence, mais aussi dans son mystère et sa sensualité.

Galerie photo Laurent Philippe

Ce que nous donne à voir Emiko Agatsuma dans cet étonnant Ode à la chair, est en quelque sorte l’essence du butô dans sa capacité de métamorphoses, de faire surgir des émotions enfouies ou indicibles.
Cet Ode à la Chair est aussi une ode à la vie, car comment ignorer dans les dernières scènes intitulées : « Tentacules de la mer », « Préparatifs de la cérémonie » et « Aux choses invisibles », le souvenir du cataclysme de 2011, même si Emiko Agatsuma a choisi de privilégier la renaissance de la région plutôt que le malheur, la reconstruction plutôt que la destruction.

Ode à la chair est une pièce pleine de charme et de secret qu’il faut garder jalousement à la sortie du spectacle.

Agnès Izrine

Le 4 juin 2015, Maison de la Culture du Japon, Paris

À suivre : La planète des insectes d'Akaji Maro, du jeudi 11 au samedi 13 ­juin / jeudi 18 et ven­dredi 19 ­juin à 20h, samedi 20 ­juin à 15h

Jeudi 18 ­juin : ren­contre avec Akaji Maro (direc­tion artis­ti­que et cho­ré­gra­phie).

http://www.mcjp.fr/francais/spectacles/dairakudakan/dairakudakan

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