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« Chêne centenaire » de Marion Carriau et Magda Kachouche

Création commune de deux danseuses « à suivre » pour la qualité de leurs univers respectifs, Chêne Centenaire part du bon pied chorégraphique mais se fourvoie quant au récit.

Cela partait pourtant pas mal, mais le germe était dans le fruit : la danse ne peut rien raconter… Alors postuler un « récit dansé » et vouloir « raconter une histoire » tient du leurre définitif  !

Il faut aussi raison garder… Et éviter de croire ses propres fables. Non, une pièce chorégraphique ne nous fera jamais croire qu'un « être aux huit membres émerge du brouillard pour devenir deux corps de femmes sans âge » et Chêne Centenaire, seconde création de Marion Carriau, co-chorégraphiée avec Magda Kachouche, ne peut être « Conçu[e] comme une fable de science-fiction » pour les deux raisons qu'il ne peut ontologiquement pas être question d'une fable (et que fable-fiction, c'est un pléonasme) d'une part et que les moyens (matériels mais aussi dramaturgiques) manquent trop manifestement pour que cela puisse être question de science (même fictionnelle) d'autre part. On va donc se calmer dans la phraséologie de présentation pour redescendre sur le plateau. Et il ne s'agit pas plus d'une pièce « chorégraphique, musicale et plastique » au motif, cette fois définitif, qu'elle est simplement de danse et que cela suffit amplement pour retenir l'attention et exister. 

Donc, deux figures engoncées dans un invraisemblable magma de tissus divers (très Michael Pistoletto) grondent derrière un faisceau de tubes. Le public, en demi-cercle, empiétant sur le plateau comme l'assistance d'une fête archaïque, attend que quelque chose survienne tandis qu'une manière de psalmodie coupée de borborygmes s'élève. Le magma se déplace, s'installe plus au centre de l'espace et Marion Carriau se dégage de ce capharnaüm animé après un temps plus statique. Tout cela - qui n'est pas tant que cela. - a duré pas loin d'une dizaine de minutes qui ont permis d'installer un climat étrange : la sensation d'assister à un rituel obscur dont les règles échappent jusqu'aux protagonistes eux-mêmes.

La marche, alternance d'appuis très frappés au sol et de pas plus légers, semble engager le rite vers une transe, marquée par cette allure rythmée ; mais de l'amas, une figure émerge. Magda Kachouche engage une succession d'activités auxquelles se joint Marion Carriau. On déploie les tubes en vaste arche pour susurrer à l'oreille des spectateurs, on s'assoie, on se passe les tuyaux (ils rappellent le Pour purifier la parole de Gilberto Zorio). Un peu plus tard, une fumée se répand et les deux protagonistes assistent et contemplent, assises au milieu du public. La posture est symptomatique d'un retrait. Partie du corps et de son implication dans le rituel, construisant une atmosphère singulière et captivante, la pièce s'est diluée au fil de petites anecdotes jolies et curieuses ; en témoigne ce feu d'artifice de poussières colorées du plus amusant effet. La sauvagerie latente de la marche frappée et la gestuelle singulière de Marion Carriau que l'on a pu apprécier dans Je suis tous les dieux, son premier solo (2018) et qui sourd par intervalles entre les présentes petites fantaisies s'est répandue dans un univers qui accumule une masse hétéroclite, de matériaux triviaux et vaguement colorés : en somme, une bonne définition du kitsch dont on se souvient que le critique Clément Greenberg dit qu'il se caractérise par l'imitation de « l'effet de l'art »… On objectera avec bienveillance que la pièce étant conçue pour l'extérieur et la déambulation, il y faut des effets visibles et pas trop susceptibles aux aléas de la nature.

Jacques Rivière, fondateur de la NRF (La Nouvelle Revue française) et l'un des rares à avoir dès la création initiale compris la révolution que constituait le Sacre du Printemps, remarquait que cette œuvre était la première à avoir supprimé « la sauce ». Le rite ne s'y racontait pas, il existait par le geste et la danse. Et cette démarche fait t le coup de génie du trouple Nijinski-Roerich-Stravinski. Même Arte Povera, un ornement reste un crime !

Cet abandon à l'effet de l'art par combinaison de « trucs » dans l'air du temps est d'autant plus regrettable que des quelques moments où Marion Carriau lâche la bride à sa danse, se dégage immédiatement une folie du corps aussi fascinante qu'angoissante. Et que l'on connaît Magda Kachouche comme une très belle danseuse, quand elle consent à le faire, ce qui n'est guère le cas ici. Cette réserve dans le mouvement explique donc qu'elles puissent se poser en spectateur, regardant, littéralement, leurs effets.

Un certain chorégraphe, caustique parfois mais assez génial, répondait que « dans la danse, le plus important, c'était quand même la danse ». Il n'est même pas besoin d'un respect des proportions, et au regard des qualités indéniables des protagonistes, pour suggérer à ce Chêne Centenaire d'appliquer cette sentence signée Jerome Robbins… 

Philippe Verrièle

Vu le 15 décembre 2021 au Centre chorégraphique national de Tours dans le cadre du Spot Région

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