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Biennale de Lyon : entretien avec Rachid Ouramdane

Nouveau co-directeur du Centre chorégraphique national de Grenoble, Rachid Ouramdane présente Tordre, l'une de ses plus fortes pièces, à la Biennale de la danse de Lyon. Echanges, à un tournant dans sa carrière

Danser Canal Historique : La pièce Tordre, programmée à la Biennale de danse de Lyon, réunit deux interprètes. Depuis la création de celle-ci, vous avez réalisé une autre pièce (Tenir le temps) qui, au contraire, en réunit seize, un grand effectif. Faut-il rechercher un sens dans ce grand écart ?

Rachid Ouramdane : Ce qui occupe mon propos artistique est le rapport que chacun entretient avec la communauté qui l'entoure. Je pourrais citer un grand nombre de mes pièces qui travaillent cette question. Cela peut s'aborder à travers des figures solitaires, en recherchant en quoi de telles figures parlent tout le temps des autres, de la différence, du regard porté sur les corps. Ou bien cela peut s'aborder depuis la foule qui porte, parfois emporte, un individu. Je ne réfléchis donc pas en termes de beaucoup de gens sur le plateau, ou peu de gens sur le plateau. Je réfléchis à chacun en face du monde.

DCH : On pourrait penser spontanément que Tordre est donc un duo. En l'observant, on aurait plutôt tendance à parler de deux solos articulés. Mais de votre côté, vous préférez la notion de "double portrait". Pouvez-vous préciser cette notion ? 

Rachid Ouramdane : Les notions de solo ou de duo qualifient des figures de composition chorégraphique. Elles en disent peu quant à l'intention artistique. Par exemple, on peut tout à fait imaginer qu'un duo soit parfaitement abstrait. Quand je parle de portrait, je réfère au propos de cette pièce. Et là, il me faut apporter une autre précision : un portrait touche à l'intime. Mais l'intime n'est pas synonyme de la notion de "vie privée". Le portrait ménage un accès vers l'intime, à travers le regard porté par un artiste sur le sujet. Ce mouvement dépasse le sujet, le projette au-delà du privé. Tout est question de la façon dont le sujet est construit à travers les regards portés sur ce qui fait sa différence.

DCH : A propos de différence, il se trouve que vos deux interprètes féminines, Lora Juodkaite et Annie Hanauer, présente nt des particularités. L'une en termes physiques puisque l'un de ses bras est une prothèse. L'autre en termes de comportement, puisque dans la vie même, en-dehors de sa pratique de danse, elle vit avec l'obligation de se lancer très souvent dans des grandes séquences de girations sur elle-même. Est-ce à dire que la pièce Tordre traite du handicap ou des anomalies psychomotrices ? 

Rachid Ouramdane : Il n'y a pas si longtemps, on remarquait et on commentait comme un fait en soi la présence, sur les plateaux de danse contemporaine, d'interprètes porteurs de différences ethniques. Puis le regard a évolué. Aujourd'hui, la différence que présente Annie Hanauer avec sa prothèse se remarque à l'oeil nu. Cela accroche certains regards, et quelques spectateurs en ont une perception compassionnelle, victimaire, et s'interrogent avant tout sur la fragilité, le handicap. Mais cela aussi va évoluer. Haenni et Lora nourrissent profondément mon propos. Telles qu'elles étaient, mes rencontres avec ces deux très grandes interprètes dans des studios de danse auront été des moments essentiels de ma vie, en termes de danse, de chorégraphie. Bien entendu, ces artistes me rattrapent aussi par l'originalité qui les caractérise. Mais il est à souhaiter que l'originalité de tout interprète traverse un travail artistique qui passe à travers cela pour nous porter très au-delà.

DCH : Depuis le 1er janvier dernier, vous dirigez le Centre chorégraphique national de Grenoble. Plus exactement vous le co-dirigez, au côté de Yoann Bourgeois. Cette configuration bicéphale constitue une première, en ce sens que vous-même et votre partenaire entretenez deux parcours artistiques complètement distincts, autonomes, et n'entretenez pas d'autres types de lien dans la vie (contrairement à certains couples emblématiques issus des années 80). De surcroît, Yoann Bourgeois est reconnu comme artiste du cirque plutôt que de la danse. Au vu de ces quelques premiers mois d'expérience, comment cela fonctionne-t-il ?

Rachid Ouramdane : Il faut comprendre que cette co-direction ne doit rien à un argument d'opportunité, et tout à une réflexion et un engagement profond dans notre projet commun : celui-ci est de travailler dans la collégialité, la collaboration, l'ouverture. Un CCN doit être le lieu de partage d'outils, d'invention de voisinages et de convergence des pratiques, où faire vivre une communauté artistique. En arrière-fond esthétique, cela rejoint le besoin de desserrer l'étau disciplinaire. Parlons d'arts du geste, où se retrouvent et se croisent la chorégraphie, la performance, les arts du cirque, les écritures de plateau, les mises en scène des corps. Notre projet est celui d'un centre d'art où convergent des sensibilités très diverses, incluant de multiples pratiques de laboratoire, de résidences, de projets participatifs, de partenariats. En fait, tout cela figure dans les cahiers des charges habituels des centres chorégraphiques. Mais nous en renversons la logique. Habituellement, cette logique place au centre du dispositif un artiste créateur signataire de ses œuvres, puis organise autour des activités de médiation, de sensibilisation, de partenariat, etc. Notre logique est de faire de cette diversité et de cette ouverture l'enjeu même de notre projet artistique, et de considérer que nos créations en noms propres viennent s'inscrire dans ce mouvement. Nous sommes très étonnés de découvrir que dans une co-direction, dans le fait d'être deux, certains guettent le germe de la division, de la mésentente. Nous ne voyons pas la dualité comme la promesse du conflit, mais comme une pratique de l'altérité, au coeur de notre idée de l'art.

DCH : N'est-il pas difficile de prendre la suite d'un CCN dirigé pendant trois décennies par son propre fondateur, Jean-Claude Gallotta, lui-même artiste issu de cette ville, figure en renom de l'épopée de la Nouvelle danse française, et très réticent à quitter son poste ?

Rachid Ouramdane : Il ne faut pas oublier que Yoann Bourgeois et moi-même étions déjà très proches de la Maison de la Culture de Grenoble, et fréquentions cette maison, qui nous a beaucoup accueillis, soutenus, programmés. Nous la connaissons déjà très bien. Et tous deux, nous échangions, étions curieux de nos pratiques respectives, réfléchissions à nos modes de travail, bien avant de nous atteler au projet de co-direction de ce CCN. Il y a une évidence à travailler ensemble. Aujourd'hui, Jean-Claude Gallotta est artiste résident de la Maison de la Culture. Et nous pouvons apprécier l'immensité du travail qui s'est fait pendant trente ans dans cette ville. Tout a pu démarrer très vite. Les équipes se montrent formidablement disponibles alors même qu'elles doivent faire face à une charge considérable : Yoann et moi cumulons cent-soixante dates de représentation dans l'année ! A rythme hebdomadaire, nous proposons des ouvertures qui mobilisent beaucoup : par exemple les plateaux de pratiques artistiques, où quiconque peut venir ici, non pour suivre un cours ou un atlier, mais pour partager ses pratiques, ses démarches, sans considération de niveaux ou de spécialités stylistiques. Il faut pouvoir venir ici aussi facilement qu'on va à la bibliothèque. Notre centre d'intérêt est celui des usages de la danse dans la société. Celle-ci est aujourd'hui cosmopolite, multi-ethnique, pluri-culturelle, et presque rien de cela ne se répercute dans ce que fait l'art de la danse. Voilà une situation très préoccupante en termes culturels et sociaux, mais aussi déjà sur le plan de la pertinence artistique. Il y a tout un imaginaire collectif à réinventer.

DCH : Vous fûtes l'une des figures du mouvement de rébellion artistique et instutionnelle du milieu des années 90. En un seul mot, quelle part ce cet héritage continue de marquer votre action, maintenant à la tête d'une institution ?

Rachid Ouramdane : La pensée collégiale.

Recueilli par Gérard Mayen

Tordre , de Rachid Ouramdane. Les 22, 23, 24 septembre, 19h, TNP de Villeurbanne.

www.biennaledeladanse.com

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