Ballet de Lorraine : Histoires sans histoire(s)
Avec un programme éblouissant qui sort de l’ordinaire, le CCN Ballet de Lorraine rend hommage à Merce Cunningham avec brio.
« Ceci n’est pas du Cunningham » pourrait être le titre, en forme de clin d’œil, de cette première pièce de ce programme hommage. En effet, For Four Walls est une œuvre de Petter Jacobsson et Thomas Caley qui imaginent ce qu’aurait pu être Four Walls, pièce créée par Merce Cunningham en 1944, dont il ne reste quasiment rien, mises à part la partition de John Cage et quelques notes indiquant d’une certaine façon qu’il s’agit d’une œuvre de transition, où l’inspiration de Graham se fait encore sentir. Très intelligemment, Petter Jacobsson et Thomas Caley, sont donc partis du postulat qu’à ce moment de sa carrière de chorégraphe, Cunningham était en train de chercher son style, d’affiner sa théorie, grâce d’ailleurs au compagnonnage artistique avec Cage.
Et le résulat est saisissant : Quand le rideau s’ouvre, les vingt-quatre danseurs du CCN Ballet de Lorraine sont alignés dans une diagonale, multipliée, diffractée par un mur de miroirs à angle droit en fond de scène. Peu à peu, celle-ci s’anime, évoquant un échauffement ou le début d’un cours. Car chez Cunningham « même si le centre était partout, la classe commençait devant le miroir » nous confiait Thomas Caley, qui dansa chez lui de 1992 à 2000. Et de fait, chacun danse une partie différente, en accord avec la théorie du maître, et celle d’Einstein stipulant qu’il n’y a pas de point fixe dans l’espace. Au piano, Vanessa Wagner, interprète formidable, donne une lisibilité claire de la partition de John Cage, uniquement composée pour les touches blanches, avec ses silences et ses attentes, une musique sans fin, qui souvent recommence, à la fois précurseuse des répétititfs américains et héritière des musiques d’ameublement d’Eric Satie.
Galerie photos : Laurent Philippe
La chorégraphie est d’une inventivité rafraichissante avec cette dissémination de la gestuelle comme si un seul mouvement pouvait s’éparpiller dans une infinité de corps et se complexifie au fur et à mesure que la pièce avance, les danseurs adoptant un mode centripète et centrifuge de dispersion et de retour en ligne ahurissant.
La scène se vide alors. Les danseurs entonnent un chant en chorale dans les coulisses que l’on peut non seulement entendre, mais apercevoir grâce au jeu de miroir avant de revenir en trombe sur le plateau comme autant d’électrons libres projetés à la vitesse de la lumière contre ces parois réfléchissantes.
Galerie photos : Laurent Philippe
Sauts, portés, torsions, courses et équilibres sont décuplés dans cet univers instable et mouvant. Mais le plus bluffant, outre la vélocité des danseurs du CCN Ballet de Lorraine, est sans doute la façon dont Petter Jacobsson et Thomas Caley ont réussi à faire voir, littéralement, la mise en place de la théorie cunninghamienne et ses implications dans la danse, suivant la maxime « la discipline du danseur se résume ainsi : permettre à l’esprit de circuler sans ses membres et de se projeter dans l’espace, en toute liberté, et selon sa propre necessité. »
"Fabrications", Vidéo Numéridanse. (avec la distribution de l'entrée au répertoire du CCN-Ballet de Lorraine en avril 2011 )
Fabrications, la deuxième pièce présentée, aborde un autre aspect de la théorie de Cunningham, à savoir, le hasard. Mais c’est une pièce très curieuse du chorégraphe américain. Créée en 1987, elle pourrait pourtant, d’une certaine façon, faire penser à Dances at a Gathering de Jerome Robbins avec ses femmes en robes de soie fluide et ses hommes en chemises et pantalons, mais aussi dans sa construction par groupe solo duo quatuor sextuor etc. Bien plus émotionnelle que presque toutes les œuvres de Cunningham, avec un soupçon de narrativité, elle a un petit côté rétro, jusque dans la chorégraphie qui utilise beaucoup de pas issus directement de la danse académique. Elle a un côté nostalgique, comme un regard sur le temps passé.
Galerie photos : Bernard Prudhomme
Mais pour revenir au hasard, elle a été combinée par 64 paires d’hexagrammes tirés du Yi King que le chorégraphe utilisait pour déterminer quelle phrase le groupe danserait. La musique électronique, Short Waves, du compositeur brésilein Emanuel Dimas de Melo Pimenta se combien à des fréquences à ondes courtes de la radio avec un mixage réalisé en représentation. À l’origine, c’était David Tudor, qui s’en chargeait, à Chaillot, c’est Etienne Caillet (que l’on aperçoit sur le côté en régie) qui mixe de façon aléatoire les deux compositions. C’est une pièce étonnamment atmosphérique, difficile et légère avec ses respirations et ses accélérations redoutables que le CCN Ballet de Lorraine interprète avec une simplicité virtuose parfaite.
"Sounddance", Vidéo Numéridanse.
Enfin Sounddance, pièce brillante et explosive, clôt la soirée. D’une certaine façon, c’est l’antithèse de la précédente, car elle déconstruit toutes les figures du ballet qui se délitent, à peine esquissées. C’est une pièce radicale, extraordinairement complexe, libérant une énergie haut voltage pour des pas de haute voltige. Les membres s’agitent en tout sens et à toute vitesse tandis que les torses se tordent dans toutes les directions. Les trajectoires s’enchevêtrent tandis que la musique de David Tudor avec sa puissance et ses cris d’oiseaux, fait voler en éclats la partition musicale.
Galerie photos : Laurent Philippe
C’est une pièce totalement jouissive, qui s’amuse de la grandiloquence, grâce au rideau doré et imposant signé Mark Lancaster, qui crache et ravale les danseurs en début et fin de spectacle. Il faut dire que la pièce avait été créée en 1975 après neuf semaines passées à l’Opéra de Paris pour mettre au point Un jour ou deux. Ceci explique peut-être cela !
Histoires sans Histoire(s) nous raconte un pan de l’Histoire de la danse, en deux temps trois mouvements et c’est bien.
On pourra revoir le CCN Ballet de Lorraine dans la suite du « Portrait Cunningham » organisé par le Festival d’Automne avec Rainforest (1968) couplé avec une création de Miguel Gutierrez, Cela nous concerne tous.
Agnès Izrine
Le 12 octobre 2019 Chaillot-Théâtre national de la Danse. Dans le cadre du Festival d'Automne.
En tournée : Les 3 et 4 décembre au Théâtre du Beauvaisis, Scène nationale de Beauvais, le 12 décembre au Théâtre Paul Eluard de Bezons. Dans le cadre du Festival d'Automne.
Programme Cunningham / Gutierrez : MC 93 du 28 au 30 novembre,
Maison de la musique de Nanterre le 15 décembre (programme un peu différent).
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