L’Atelier # 3
« L’Atelier » est l’espace alternatif où se construit l’identité du CCN/Ballet de l’Opéra national du Rhin pour les années à venir. Mis en place par Bruno Bouché, son directeur depuis 2017, il s’agit de la troisième édition de la manifestation et du premier débat public, en partenariat avec POLE-SUD, CDCN. Pour cette saison 2019/2010, il s’agira de questionner la place et les enjeux du répertoire chorégraphique au xxıe siècle.
Les invités de cette table ronde sont Aurélie Dupont, directrice de la Danse du Ballet national de l’Opéra de Paris ; Angelin Preljocaj, chorégraphe, directeur du Ballet Preljocaj ; Cédric Andrieux, directeur des Etudes chorégraphiques au Conservatoire Supérieur de Musique et de Danse de Paris ; Eric Quilleré directeur artistique du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, et Bruno Bouché, directeur artistique du CCN Ballet de l’Opéra national du Rhin, qui en est aussi l’instigateur.
Bruno Bouché : Cet Atelier #3 s’attache donc à la question du répertoire. C’est un lieu de recherche donc nous n’allons pas trouver de réponses mais des pistes de réflexions. Cela nous est toujours nécessaires, en tant que chorégraphes, ou directeurs d’institutions. J’ai choisi de réunir autour de cette question, deux directeurs artistiques qui ne sont pas auteurs, Aurélie Dupont et Eric Quilleré, un directeur d’une école de formation supérieure, Cédric Andrieux, un auteur chorégraphe dont le Ballet transmet son propre travail et ayant eu aussi l’occasion de créer ou transmettre pour de grandes formations de ballet, Angelin Preljocaj, et moi-même qui suis un directeur artistique qui peut également être auteur. Chacun nous parlant de l’endroit où il se situe. Ma première interrogation serait de se demander : Un répertoire pour quoi ? pour qui ?
Aurélie Dupont : Le répertoire est un beau sujet. J’ai l’honneur et la lourde tâche de diriger la Danse à l’Opéra de Paris, parce que c’est un héritage artistique qui date de 350 ans, il possède donc un ADN très fort qui représente de nombreuses générations de danseurs. Parler du répertoire c’est aussi parler des danseurs. De mon point de vue, le répertoire de l’Opéra de Paris, doit être respecté, de par son histoire et pour les générations de danseurs qui y ont dansé. C’est à la fois la photographie d’une époque, d’une politique, d’une façon de penser, d’un corps, d’une recherche artistique. J’ai envie de mettre en valeur cet héritage. Néanmoins cela dépend vraiment de la vision et du goût du directeur de chaque institution.
En ce qui concerne l’Opéra on parle souvent de ballet classique ou romantique, mais Serge Lifar, est-ce du répertoire ? Romantique ou classique ? Le Lac des cygnes est-il un grand classique ? Oui. Pourquoi perdure-t-il plus en étant dansé partout ? Est-ce une histoire de goût ? De vision ? En ce qui me concerne, le répertoire dit « classique » que je présente, est choisi en fonction de mon propre goût, et surtout des danseurs qui sont en face de moi. Qu’est-ce qu’ils recherchent ? Que sont-ils capables de faire ? Que peut apporter le répertoire que je remets au goût du jour à la génération que j’ai à l’Opéra, avec une moyenne d’âge de 26 ans ? Quel est son intérêt pour un répertoire qui date de 150 ans ? Est-ce mon devoir de l’éduquer à ce propos ? Beaucoup de questions se posent. C’est comme si j’avais un éventail très large de 350 ans dans lequel j’ai le loisir de puiser, que je peux recréer, rafraîchir. Un répertoire est-ce une technique ? Un esthétisme ? Par exemple, un ballet créé en 1950 mais dont la scénographie est entièrement recréée, dansé par des interprètes actuels dont la technique a évolué, est-ce faire renaître un répertoire ?
Eric Quilleré : Pour continuer dans le même sens qu’Aurélie Dupont, se poser la question du répertoire, n’est-ce pas se poser la question du domaine public, finalement ? Parce qu’on assimile énormément les grands ballets au répertoire parce que nous pouvons les reprendre comme nous le souhaitons, avec de nouvelles productions, une nouvelle vision, mais ce sont des pièces du « domaine public ». Aujourd’hui quand nous disons : « je fais entrer telle pièce ou telle création dans le répertoire du Ballet de Bordeaux », l’œuvre n’appartient pas au Ballet de Bordeaux mais au chorégraphe qui me cède ses droits pour un certain nombre d’années et non pour 350 ans ! Donc il faut aussi définir un répertoire par lequel nous essayons de faire vivre nos compagnies. Qu’est-ce donc que le répertoire ? Des pièces qui sont dans le domaine public et auxquelles nous pouvons toucher, en les alimentant, en les re-questionnant à partir du physique des danseurs d’aujourd’hui ? Ou de nouvelles œuvres qui sont aussi celles qui sont protégées par des chorégraphes vivants, sur un temps court ?
Angelin Preljocaj : Si nous réfléchissons , c’est une idée qui paraît claire, mais qu’il faut penser en termes de création. Tout ce qui est dans le répertoire était à l’origine une création et c’est ainsi qu’il faut le penser. Quelle création va devenir du répertoire ? Qu’est-ce qui mérite de devenir du répertoire ? Qui en juge ? Le public ? La renommée ? L’histoire ? La critique ? Comment passe-t-on d’une œuvre créée aujourd’hui à de l’histoire ? Par exemple le solo que l’on vient de voir, va-t-il devenir un jour du répertoire, dansé par un autre danseur ?
Bruno Bouché : Te poses-tu la question de quelle œuvre tu as envie de transmettre quand une institution te demande une reprise ? Est-ce par rapport aux artistes ? A la faveur d’un dialogue avec le directeur artistique du ballet ? De ce qu’il a envie d’offrir à son public ? À ses danseurs comment une façon de les nourrir, de les faire évoluer ?
Angelin Preljocaj : Je me positionne par rapport au désir. Comme dans l’humanité. Si le ballet en question souhaite reprendre une œuvre en particulier, je ne peux rien imposer. Je peux suggérer. Je peux dire : vu les danseurs que j’ai vu travailler, peut-être cette pièce serait bien pour une première collaboration, par exemple, Les Noces ou une pièce plus abstraite… C’est une relation d’envie et de qualité des danseurs. Une œuvre chorégraphique est comme une maison vide. Ça peut être une belle maison, mais il faut l’habiter et j’ai beaucoup de confiance dans les danseurs, dans cette propension qu’ont les danseurs pour faire revivre quelque chose. Je prends l’exemple de Roméo et Juliette repris il y a deux ans par ma compagnie et qui date de 25 ou 30 ans.
Le public, les professionnels m’ont dit : « le ballet n’a pas pris une ride ». Je suis très touché. Mais pourquoi dit-on qu’il n’a pas vieilli ? De fait, ce ballet est daté. Ce sont les danseurs qui redonnent une légitimité, une actualité et une contemporanéité à l’œuvre. Il faut renoncer à l’idée de moderniser une œuvre au sens traditionnel, c’est-à-dire changer des choses pour que ce soit moderne. Il vaut mieux les laisser telles qu’elles sont. C’est aux interprètes de les réactiver. Une pièce qui est datée pour moi, c’est très important. Ça veut dire qu’elle est ancrée dans son époque, qu’elle nous parle de son temps, mais on peut aussi, si on lit Dostoïevski, se dire, « en quoi ça résonne dans mon époque d’aujourd’hui ? » Et je crois qu’il en est de même pour les ballets. Mais il faut garder cette idée de datation. Messe pour le Temps présentde Maurice Béjart par exemple. Deuxans après la création, c’est bizarre, cinq ans après c’est daté et dix ans après c’est génial !
Aurélie Dupont : C’est « vintage »
Angelin Preljocaj : Et le stade d’après, c’est un classique.
Cédric Andrieux : Je suis assez d’accord avec ce qu’Aurélie Dupont disait. Un répertoire c’est un point de vue. Et effectivement tout va dépendre de qui l’émet. À quel endroit on se place, vous à vos endroits de créateurs, directeurs de compagnie, vous décidez de ce qui va faire répertoire. Moi en tant que directeur d’école supérieure, c’est exprimer un point de vue en rapport avec l’histoire, avec la permanence. Ça va être de déterminer, en écoutant les directeurs de compagnie, les danseurs, l’équipe pédagogique, ce qui fait répertoire pour nous en 2019. Est-ce qu’il s’agit d’avoir rencontré la danse de Doris Humphrey ? D’être passé par les techniques fondatrices de la danse contemporaine que sont Cunningham, Graham, etc., ou pas ?
La question reste ouverte, et la figer est peut-être un danger. À la base il s’agit toujours acte de création. Je suis, à titre personnel, assez intéressé par la façon dont on réinterroge une œuvre. Effectivement, certaines doivent être laissées telles quelles, est c’est ce qui leur donne une grande valeur. Mais pas forcément. Une des grandes œuvres du répertoire de Trisha Brown, Set and Reset change à chaque fois qu’elle est remontée. Elle est recréée, s’appelle alors Set & Reset Reset, et c’est ce qui fait acte de répertoire.
Bruno Bouché : En fait, j’ai eu envie d’aborder cette question du répertoire par le biais de la reprise d’une œuvre phare du répertoire de l’OnR, à savoir La Table verte, créée par Kurt Joos en 1933. Elle entrée au répertoire du Ballet du Rhin alors sous la direction de Jean-Paul et Jacqueline Gravier en 1990. C’est une œuvre qui a beaucoup tourné dans le monde, avec une soirée Kurt Joos, puis a été remontée par Bertrand d’At.
Ce programme va venir interroger à chaque fois le politique, sur le mode : « La danse peut-elle venir nous questionner sur notre monde ? ». D’où mon envie de reprendre cette pièce qui m’avait procuré une très vive émotion quand de l’avais vue au Théâtre des Champs-Elysées avec l’American Ballet Theater. J’en attendais beaucoup et j’ai été un peu frustré quand je l’ai reprise. Non pas à cause de l’écriture. La partition chorégraphique est absolument magnifique. Mais je me suis demandé comment transmettre l’architecture de la pièce, aux danseurs et à un public du XXIe siècle, qui a vu des images de la Grande guerre. Car cette pièce relate les problématiques liées à un conflit, dans une esthétique 14-18, en 1933, juste avant l’avènement d’Hitler, alors que le chorégraphe est obligé de quitter l’Allemagne avec sa compagnie. Donc quand on l’a remonté a surgi toute la question de la vitalité des petits détails liée, bien sûr, au problème des ayants-droits. Il fallait ainsi la présenter dans le même ordre de programme qu’en 1933, c’est à dire à la fin.
Or, il me semblait qu’en 2019, il nous était nécessaire de la situer dans un travail de mémoire, donc au début, et de finir avec l’une de mes pièces qui interrogeait le monde d’aujourd’hui à travers l’imaginaire des lucioles. On n’y a rien eu à faire. J’ai essayé de dialoguer en vain. J’ai accepté. Mais avec cette pensée que ça ne servait pas les œuvres. La manière de vouloir reproduire exactement les mêmes costumes, avec les mêmes matières etc. de nos jours, alors que depuis, on a vu des films, des documentaires, et l’approche a changé, les textures se sont modifiées. De ce fait, un public jeune n’a pu que difficilement accéder au message de cette pièce. Il aurait fallu un peu plus de souplesse. Avec les casques 1933 et les collants à maille « comme ça devait l’être » ça faisait rire les gens. Et j’ai voulu poser cette question du répertoire à partir de ce sentiment là.
Angelin Preljocaj : Pendant que vous parliez, je pensais vraiment à l’idée de texte, de prétexte et de contexte. On est vraiment dans cette problématique avec le répertoire. Le prétexte, c’est l’histoire du ballet, même s’il est abstrait. Ensuite, il y a le texte, c’est l’écriture de la danse, la chorégraphie. Pour moi c’est très important car je suis un chorégraphe qui cherche à élaborer une écriture, un langage. Et le contexte, eh bien c’est notre époque. Donc je pense que l’interprétation et ce qui se passe quand on reprend une pièce se joue avec ce triangle-là. Articuler ce triangle, en respectant le texte, en respectant le prétexte et en l’adaptant au contexte. C’est pourquoi l’histoire des ayants-droits est si compliquée. Les pauvres sont là pour protéger les œuvres, mais ils ne sont pas à la place de l’artiste, donc il y a des maladresses terrifiantes. Pourtant, il faut protéger le texte, ne pas oublier le prétexte et l’adapter au contexte. Si on pense au Musée des costumes de Moulins, il y a aussi un intérêt à voir de vieux costumes. Les jeunes rigolent. Mais ils peuvent rire aussi en voyant le film de Fritz Lang, Metropolis s’ils ne sont pas habitués, la texture de l’image, la gestuelle, etc.
Aurélie Dupont : Nous venons de créer une pièce avec des costumes de Rick Owens et ils ont ri aussi !
Angelin Preljocaj : Donc c’est très complexe C’est comme les chefs d’orchestre, les directeurs de compagnie en charge de répertoire, il faut faire sonner la partition différemment, mais les notes doivent être jouées…
Eric Quilleré : Oui, mais il nous arrive de pousser la technique classique quand on le juge utile, donc oui, on ne changera rien pour aller se placer, mais heureusement qu’on ne danse plus aujourd’hui comme au XIXe siècle ! Donc si c’est dans un sens où on peut ajouter un peu « d’esbroufe », avec un double assemblé ou autre, dans un ballet comme Le Corsaire, nous sommes preneurs. Certains répertoires peuvent se le permettre sans modération, d’autres œuvres peuvent être beaucoup plus délicates dans leur structure, ou texture et nous sommes là pour les préserver.
Cédric Andrieux : Une étude vient de sortir sur la diffusion de la danse en France. Elle démontre qu’une création est diffusée en moyenne cinq fois. Or, en prenant la direction de la danse au CNSMDP, la notation chorégraphique faisant partie de mon département, j’ai découvert des pièces des années 1930, 1940 dont je n’avais jamais entendu parler et qui sont magnifiques. Soudain, j’ai pensé que là se situait l’intérêt d’une compagnie de répertoire, c’est à dire qu’il y a tellement de pièces que nous, que vous, ne connaissez pas et qui sont des trésors. Pour moi, là est vraiment l’essence de la nécessité du répertoire. Mais comment continuer à alimenter qu’on n’a peu ou jamais vu, des pièces d’autres territoires, etc. Pour moi, le répertoire, c’est alimenter un certain rapport à la connaissance et à notre histoire. Ce qu’on peut avoir tendance à oublier, on le voit dans la vie de tous les jours. Prenons par exemple, l’histoire du 20esiècle. On comprend bien la nécessité d’entretenir ce rapport, idem dans l’art et la danse avec ce répertoire immense.
Question du public : Les points que vous relevez posent la question d’un répertoire vivant et de la valeur d’une œuvre dans le spectacle vivant. Vous avez parlé d’une maison vide. La place de l’interprète et la place qu’on lui laisse. Du coup, la question que je voulais lancer, c’est, comment faire en sorte que l’interprète ait son mot à dire. Dans vos choix, vos maisons, partez-vous des interprètes ou de vos idées ?
Aurélie Dupont : C’est un vrai sujet. J’ai envie de répondre par des questionnements. Faut-il laisser les danseurs proposer autre chose ? Moi quand j’ai fait Giselle, j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de pantomime, et je trouvais qu’en 2000, on pouvait faire passer les choses autrement avec mon corps, avec un regard… Donc je pense que c’est bien de laisser faire, s’il y a une direction artistique en face. Mais le danseur ne peut pas avoit toute liberté. S’il refuse le costume, la perruque, etc. Jusqu’où va-t-on modifier l’original ? C’est un sujet très délicat en ce moment. Je suis en train de remonter Raymonda. Et toutes sortes de questions se posent. Il y a Abderam, qui à la création devait se peindre en noir. Aujourd’hui on ne se teint plus le visage pour des raisons évidentes que chacun peut comprendre. Mais à force d’adaptations, ce répertoire ne risque-t-il pas de se perdre ?
Eric Quilleré : Il y a aussi la notion de reconstitution historique. Du coup, c’est un répertoire, mais qui date de très longtemps, donc peut se représenter dans son état initial. Ensuite, il faut composer avec notre vision contemporaine. Par exemple, le spectateur ne comprend plus ce que la pantomime lui raconte. Donc il nous faut sans doute trouver d’autres façons de parler avec notre corps pour être compris. C’est ce que nous pouvons apporter aujourd’hui.
Question du Public : Qu’est-ce qui peut donner au public l’envie d’aller voir un ballet au XXIesiècle ?
Bruno Bouché : A vous de nous le dire ! Au sein du Ballet national de l’Opéra du Rhin j’y réponds par la création. Par exemple, pour cette année il n’y a qu’une seule reprise de répertoire et c’est une des pièces les plus contemporaines de William Forsythe. Mais parallèlement, on vient souvent me demander de reprendre un classique. Le prochain programme sur la personnalité de Virginia Woolf sera-t-il un grand ballet classique ? Je n’ai pas les moyens de remonter les grands ballets, donc cette mission de répertoire, j’ai envie de la décaler, une pièce majeure comme La Table verte, ou inviter Angelin Preljocaj à venir remonter une pièce, c’est du répertoire, tout comme confier une création à des danseurs formés au langage académique. C’est aussi faire connaître à Mulhouse, à un public abonné au Ballet national du Rhin, une autre manière de vivre la danse. Donc ce qu’on aborde aujourd’hui c’est beaucoup de questions, mais aussi un dialogue. Les interprètes, les directeurs, les chorégraphes, le public nous avons sans doute des goûts différents, mais c’est dans la diversité que nous pouvons nous retrouver.
Aurélie Dupont : Voir un danseur travailler avec un chorégraphe qui sera transcendé par ce qu’il crée, ou, s’il ne l’est pas tout de suite, il le sera dans la pièce prochaine que je verrai avec lui, c’est ça ce que je recherche en tant que spectatrice. Et souvent à l’Opéra – je ne parle qu’à partir de mon expérience – j’aime voir mes danseurs évoluer en faisant une pièce assez simple d’Ohad Naharin, et faire deux ans plus tard une pièce plus compliquée du même chorégraphe. Au cours de ce laps de temps, ils seront passés par Sharon Eyal, Angelin Preljocaj, Mats Ek, et auront continué à évoluer, se remplir, s’épanouir, se mettre en danger et être vus, rencontrer des gens qui ont de l’ambition que parfois ils n’ont pas pour eux-mêmes… En tant que public ça m’émeut, je ne suis pas un bon public pour l’esbroufe, le manque de générosité ou le mensonge. Mais c’est sincère et c’est valable pour l’art en général.
Public : Pour moi le répertoire est antinomique avec la création. Personnellement, j’attends de la création qu’elle renouvelle les formes. Par exemple, je suis allée voir Le Lac des cygnes revu par Radhouane El Meddeb. Je ne supporte plus la version traditionnelle et j’ai été heureusement surprise par cette création. De même avec le ballet sur le tango, ou avec Winterreise d’Angelin Preljocaj que j’ai vu hier. C’est archi classique et complètement moderne… J’imagine bien qu’un ballet national n’a peut-être pas une marge de manœuvre énorme, et qu’ici à Mulhouse, le public est plutôt classique. Il faut être courageux, parce que le public ça s’éduque mais c’est une question de temps.
Bruno Bouché : Pour vous création et répertoire était antinomique mais vous avez découvert comment ça pouvait se répondre. Quand on refait une version de Maria del Buenos Aires d’Astor Piazzola, on peut considérer que c’est du répertoire, puisque c’est une pièce qui existe déjà que nous avons déplacé dans une version chorégraphique, avec une personne qui vient de la tradition du tango, le chorégraphe Mathias Tribaudi, traversé d’esthétique contemporaine, qui a travaillé avec Pina Bausch ou avec le cirque, fort de sa formation, c’est un projet qui a répondu aux questions que je me pose, à savoir, que fait-on de la tradition aujourd’hui. Il a pris la tradition du tango, peut-être que les clichés ont disparu (talons, rose rouge, etc), mais c’était l’essence du tango donc comment aujourd’hui on arrive à déplacer une tradition avec des énergies contemporaines. Et puis on s’est saisi d’une pièce de répertoire et on la retranscrit, et puis Angelin utilise une œuvre de répertoire musical et en fait une création chorégraphique, donc ce n’est pas si antinomique.
Angelin Preljocaj : Je pense qu’on est au début de l’aventure artistique de la danse, même si on a dansé depuis l’aube des temps. Mais la danse en tant qu’œuvre montrée sur scène, au même titre que les autres arts, c’est environ 350 ans, donc rien. L’idée qu’on devrait tous avoir c’est qu’on participe à l’avancée, à la continuité de cette histoire, chacun avec nos moyens et nos désirs. Les directeurs de compagnie d’inviter du répertoire, les créateurs, de constituer le répertoire de demain, puisque c’est de cela qu’il s’agit, aujourd’hui pourquoi les compagnies sont subventionnées et les chorégraphes aidés par les institutions ? Sans doute parce que l’on pense qu’il faut continuer cette histoire et donc créer le répertoire du futur. Le Sacre du printemps de Nijinski, est un chef-d’œuvre du répertoire, mais il a d’abord été une création et même un scandale. Ce qui est important c’est que l’histoire elle-même, prétexte, texte, contexte avance avec le temps.
Public : Comment faire perdurer le répertoire ? Vous avez parlé de respect, mais comment le réactualiser et proposer de nouvelles créations ? Et pour revenir au thème principal, qui est l’enjeu face au public du XXIesiècle, par rapport à toute la diversité ne faudrait-il pas faire en sorte d’élargir les connaissances du public ? Les « profanes » vont plutôt s’intéresser aux grands classiques dont ils ont entendu parler. Or le champ est si ouvert…
Aurélie Dupont : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce que vous dites. L’art est vivant, donc quoi qu’il arrive il y aura des créations et des réactions du public. Personnellement j’adore être dérangée en tant qu’artiste. Les spectacles qui me paraissent bien, mais sans aspérités me laissent l’impression d’être passée à côté. Je dirige une institution classique et j’adore le contemporain, j’ai de nombreux amis qui ne connaissent rien à la danse et détestent Le Lac des cygnes, et au contraire vibrent pour la danse d’aujourd’hui. Donc je ne suis pas sûre que ceux qui ne connaissent pas bien la danse se tournent systématiquement vers le classique.
Cédric Andrieux : C’est une expérience que je cherche. C’est là-dessus que l’on travaille au CNSMDP en terme de fréquentation des œuvres . En tant que public, il s’agit de garder cette disponibilité, cette curiosité et l’enjeu, c’est pas juste de sortir avec un jugement de valeur, mais plutôt de se demander : « qu’est-ce que je viens de voir ? » « qu’est-ce que ça m’a fait ». Et peut-être dans dix ans, notre avis aura évolué. Moi-même, je suis passé à côté de certaines œuvres que j’ai redécouvertes avec surprise dix ou vingt ans après.
Public (le même) : Comment peut-on amener un public plus jeune à l’Opéra de Paris ?
Aurélie Dupont : On fait plein de choses pour les jeunes en ce moment à l’Opéra. Nous voulons, moi mon équipe et la direction générale, rajeunir le public, je suis d’accord avec vous sur ce point. Mais c’est déjà le cas, parce que les tickets sont plus accessibles, et la programmation s’y prête.
Eric Quilleré : A Bordeaux, nous avons 30% de public de moins de 28 ans qui viennent au spectacle de Ballet. Dans une programmation septembre – juillet le temps nous manque. Donc on essaie de sortir les pièces qui correspondent à nos goûts artistiques, on est là pour ça en tant que directeur de la Danse, mais on ne peut pas tout présenter, faute de temps et de moyens. Donc nous jouons la diversité la plus large possible, mais le public fait ses propres choix.
Public : Je suis venue pour profiter de cette nouvelle expérience. J’ai 53 ans, mais il y a seulement deux ans que j’ai découvert la danse. Et j’ai été éblouie parce que je ne pensais pas que la danse avait cette dimension là au XXIesiècle, j’étais restée dans l’idée que c’était du classique – comme tout le monde, parce que je n’avais pas de connaissance, ou que la danse contemporaine était hermétique voire inaccessible. Je ne pensais pas que la danse avait évolué, avec l’authenticité de ses racines et cette capacité à provoquer ces émotions, avec des danseurs étonnamment doués pour faire partager ce qu’ils ressentent. Je croyais que la danse c’était juste des pas. Or la danse permet de découvrir d’autres sentiments que l’on ne découvre pas avec d’autres arts. C’est ça que j’attends, d’être surprise, redécouvrir des choses… et je trouve que la danse est formidable.
Cédric Andrieux : D’où l’importance de l’éducation. C’est vrai que la danse est un art peu connu. Souvent absente des enseignements obligatoires, donc elle souffre de nombre de clichés. Du coup, pour de nombreuses personnes, la danse, c’est Le Lac des cygnes, et encore, des clefs permettraient de le regarder ou de l’apprécier différemment. Je suis assez convaincu que ces a priori naissent d’une grande méconnaissance.
Public : Est-ce que vous sentez une menace peser sur le travail de répertoire ? Si vous sentez une menace quelle est-elle ? Et s’il y avait une disparition de ce travail de répertoire en quoi cela menacerait-il les êtres humains ?
Angelin Preljocaj : Nous pourrions imaginer de tout oublier du répertoire et de ne s’occuper que de la création. Une autre histoire recommencerait à zéro, mais pourquoi pas ?
Bruno Bouché : La menace revient à poser la question de la mémoire. Mais la menace est dans les moyens de faire vivre le répertoire, de faire vivre la danse aujourd’hui. A cet endroit cette rencontre est là pour montrer combien nos désirs sont ardents aujourd’hui et à quel point la danse, sans doute l’un des expressions les plus primitives, est peut-être un des arts qui doit se justifier d’exister le plus. Peut-être parce qu’elle n’a pas le pouvoir des mots.
Cédric : Quand on voit ce qui se passe dans d’autres pays on voit à quel point la menace est réelle et à quel point les choix politiques et citoyens peuvent compter.
Angelin Preljocaj : Marcel Duchamp disait « L’art d’une époque n’est pas le goût de cette époque ». Et la menace serait que tout à coup, l’art devienne le goût de l’époque, uniquement, ce qui marche, ce qui est dans l’air du temps, à la mode, et que ça devienne le répertoire. Le pire ce serait ça. Mais en réalité le répertoire nous permet de faire en sorte que l’art qui n’est pas au goût de cette époque puisse être découvert plusieurs années après. Et prouve ainsi qu’il était en avance sur l’époque et du coup, l’œuvre apparaît.
Cédric Andrieux : D’où l’importance d’une politique publique. Car dans ce dernier cas, le privé peut se suffire à lui-même. Très bien d’ailleurs. On voit des choses actuelles, économiquement viables et qui n’ont pas besoin d’un soutien notable. Donc c’est tout le sens d’une politique publique
Bruno Bouché : D’une politique publique qui donne des moyens, mais laisse aux artistes la liberté de s’exprimer pleinement. Notre dernier programme s’attache à la figure de Dimitri Chostakovitch et on voit à quel point il était pris dans une logique d’artiste d’État qui lui imposait une esthétique.
Public : Sur l’histoire de la moyenne d’âge et les publics de la danse. J’ai eu la chance très jeune d’accéder à toutes les salles mais gratuitement et mes copains n’ont pas eu cette chance. Souvent le public n’a tout simplement pas les moyens d’y aller. J’ai vu des copains de milieux très modestes, être transcendés par l’opéra, voir leur vie changer à partir de là…
Eric Quilleré : A Bordeaux, tous les étudiants ont accès au spectacle à partir de 8€ et un quota leur est réservé. Nous sommes très conscients de ce problème et nous y travaillons. Nous avons même programmé une soirée entière réservée aux seuls étudiants.
Aurélie Dupont : Je suis d’accord avec vous parce que parfois un public qui n’a pas les moyens peut être définitivement et à tout jamais bouleversé et ça peut décider d’un avenir. Mais je ne suis pas Directeur Général de l’Opéra de Paris. A mon humble niveau j’ai trouvé un parade à ce problème en délocalisant la danse à Orsay ou à Chaillot où les places sont beaucoup moins onéreuses.
Bruno Bouché : Nous travaillons énormément avec les scolaires, nous avons fait découvrir le monde de l’Opéra aux plus jeunes ; et surtout avec l’ancienne directrice générale, Eva Kleinitz, avec laquelle nous étions très en phase. A l’Opéra de Paris, le programme « 10 mois d’école et d’Opéra » permet à des classes issues de milieux défavorisés d’entrer dans le monde de l’opéra. Mais nos grandes maisons représentent aussi le pouvoir monarchique et il faut ouvrir les portes. Nous avons gagné quand ces personnes éloignées viennent à l’Opéra, mais il y a aussi des barrières psychologiques. Non la danse n’est pas élitiste par nature.
Eric Quilleré: Il est important de rappeler aussi que la gratuité ne favorise pas nécessairement l’accessibilité. Et que justement ça a une valeur. Même symboliquement, 5€, 8€…
Aurélie Dupont : Je suis d’accord, il faut tout de même faire comprendre que les artistes sont rémunérés, qu’il est donc normal qu’un spectacle ait un prix.
Atelier#3 : « Un répertoire pour un Ballet au xxıe siècle »
La Filature samedi 19 octobre 2020
CCN- Ballet - Opéra national du Rhin
Le Ballet - Opéra national de Bordeaux
CCN Pavillon Noir
Opéra national de Paris
CNSMDP
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