Add new comment
Et « Entre-Temps », Philippe Decouflé…
Arrivé depuis la Biennale de Lyon pour une longue série à La Villette, Entre-Temps se lit telle une plongée dans les souvenirs d’une bande de danseurs qui ont tous contribué aux divers spectacles de Philippe Decouflé. Bande de partageux chorégraphiques, ils se retrouvent pour interroger leurs liens avec le temps, les gestes et les étapes de la vie, jusqu’à inviter quelques amateurs à fêter l’âge avec eux.
Un jour on commence une œuvre. Et quelques décennies plus tard on constate : Quelque chose est advenu. Ce quelque chose s’appelle : la légèreté. C’est celle qui arrive par la maturité, une autre légèreté que celle de la jeunesse et de l'insouciance. Philippe Decouflé en prend toute la mesure. Dans Entre-Temps, les interprètes qui l'ont accompagné pendant longtemps montrent qu’ils ont su dépasser le temps. Ils ont entre 40 et 70 ans environ et c’est d’eux qu’il s’agit ici, avant tout. Ces Dominique Boivin, Catherine Legrand, Christophe Waksman ou Alexandra Naudet (sans oublier les autres) ne cherchent plus à impressionner par la puissance. Ils la déjouent avec bonheur en arpentant le plateau de pas et de gestes tirés au cordeau.
Comme de grands clowns, ils n’ont besoin de rien faire ou presque pour capter l'attention. Du temps ils ont su faire leur complice et c’est ce qui fait si formidablement fonctionner le plus vieux numéro du monde, celui des panneaux qui se déplacent pour faire disparaitre ou apparaître les danseurs. Tirer les plus vieilles ficelles du spectacle vivant et leur donner un air de jeune grâce à l’âge avancé des interprètes, voilà le numéro que Decouflé sait ici tirer de son chapeau de magicien.
Horlogerie de l’autodérision
L’acte premier de cet Entre-Temps est réglé comme une horloge, où chaque geste participerait d’un système de ressorts, dans une orfèvrerie des pas, des bras et des regards, des élans et des sourires. Christophe Waksmann, tout de noir vêtu dans le style des exercices d’Etienne Decroux excelle dans un mimodrame à la fois mécanique et joueur. Decouflé, qui prenait ses premiers cours de danse à l’école Marceau, semble ici lancer un clin d’œil à ses propres débuts dans l’art du geste.
Galerie photo © Laurent Philippe
Sur chaque présence, sur chaque pose plane un soupçon d’autodérision, un petit décalage qui joue avec le temps écoulé. S'y croisent le temps d'une vie et le temps des répétitions, présentes dans le chuchotement en voix off, en bribes et en se rappelant quelques gestes issus d’une vie dans la danse, entre Bagouet et Chopinot, des mouvements qui « apparaissent tout seul », même quand Eric Martin se rappelle son rôle de majorette. C’est gagné, ça fonctionne encore, et le public comprend sans nostalgie qu'il se trouve dans le rôle du public d'antan qui applaudit comme dans les souvenirs du danseur.
Danser avec le temps
Un homme en veste rouge apparaît et demande : « Time, time, what is time ? » Essayez donc de le retenir. Decouflé et ses camarades de longue date ont décidé de danser avec lui. Ils sont à la hauteur, n’ont rien à envier ni à sa précision ni à sa fluidité. Au-dessus d’eux, une horloge avance ou rembobine le temps, se fige ou accélère. La relativité du temps active la mémoire du spectateur : Il était une fois Einstein on the Beach. Et ici, au présent, quelques instants d’une gestuelle à la Lucinda Childs, avec à la clé le geste vocal du métronome humain qui compte « one, two, three, four… », à la voix mécanique si chère à Wilson. On pense tout autant à William Kentridge avec Le refus du Temps. Dada Masilo y dansait. Sa dernière heure est encore toute récente [notre révérence], comme celle du maître Wilson [notre hommage].
Galerie photo © Laurent Philippe
Au piano, le trépidant Gwendal Giguelay accompagne les danseurs comme si nous étions au cinéma muet, en passant par les styles les plus vifs, avec autant d’énergie musicale que d’engagement corporel. Parfois, une chorale se forme autour de lui et invoque des tubes des années 1980. C’était l’époque de Supertramp, Laurie Anderson et autres Kraftwerk. En prologue déjà, un homme solitaire s’était vigoureusement déhanché face au rideau, dos public, sur des airs plus rock. C’était le maître en personne. Et ce soir-là, comme pour suivre l’exemple des danseurs qui se montraient si humains en bal, trad juste avant la fermeture du rideau, une partie du public se lève à l’entracte et se met à danser. Et ça fait boule de neige. Chez Decouflé, même l’entretemps se décline en fête. Spontanée ou orchestrée ?
Humeurs changeantes
Acte II. Quand le rideau s’ouvre à nouveau, tout a changé comme par un grand « shazam ! ». Si le rythme de la première partie permet encore de s’accrocher aux événements, la seconde est inénarrable. Les actions chorégraphiques se démultiplient dans un décor éclaté, composition spatiale d’îlots évoquant un café, une cabine de douche, une chambre… Voilà qu’on danse dans son lit de ferraille en pyjama à la Décodex ou fait le clown en faisant semblant de perforer son propre corps à la perceuse électrique. Dans ce cabinet de curiosités chorégraphiques – comme glanées dans le répertoire Decouflé, dans son esprit cabaret et ses décors – l’ambiance est à la comédie musicale et au slapstick.
Galerie photo © Laurent Philippe
Mais il y a un Acte III et un nouveau Shazam !, sans entracte cette fois. Et pourtant l’ambiance change à nouveau. Jusqu’ici, Entre-Temps avait déjoué avec brio toute idée de nostalgie en interprétant le temps qui passe comme un porte-bonheur. Unique concession : l’Acte II s’était ouvert en buvant un coup avec un squelette. Est-ce donc ce dernier qui va finalement remporter la partie ? Voilà Dominique Boivin qui apparaît en mode cabaret, dans l’élégance d’une robe noire à paillettes pour évoquer Marlene Dietrich, la tête couverte du haut de forme du magicien conférencier. C’est lui qui tire les fils, introduit une ambiance mélancolique et accompagne cette partie ultime jusque dans l’antre de Chronos. Ainsi chatouillé par la faucille, Entre-Temps reste néanmoins un formidable hommage à l’art de vieillir, où participent en guise de bouquet final nos semblables, une quarantaine d’amateurs. Pour fraterniser avec le temps qui passe et qui n’est pas le même pour tous. Mais après Entre-Temps, on le regardera peut-être avec plus d’affection.
Thomas Hahn
Créé le 26 septembre à la Biennale de la danse de Lyon
Vu le 11 octobre 2025, Paris, Espace Chapiteaux de La Villette.
Entre-Temps
Conception et mise en scène : Philippe Decouflé
Assistante : Violette Wanty
De et avec : Boivin, Meritxell Checa Esteban, Catherine Legrand, Éric Martin, Alexandra Naudet, Michèle Prélonge, Yan Raballand, Lisa Robert, Christophe Waksmann et au piano Gwendal Giguelay
Avec la participation d’un groupe de volontaires amateurs : Sylvain Baby, Pierre Bancel, Julien Belotti Kolly, Lucie Billat, Minerva Bonnabel, Edith Bredon, Hippolyte Chenot, Sofiane Chériet, Caroline Chevalier, Timéo Couplan, Mathilde Dos Santos, Martine du Mesnil-Adelée, Marie-Hélène Fabra, Maxime Fichet, Eva Fottorino, Luna Galette, Nathalie Gaye, Arthur Jatteau, Wahiba Khenifi, Catherine Lapeyre, Catherine Laurent, Giova Lavalle Shighicelli, Christine Léger, Nadège Leidervager Lepetit, Elisabeth Levert, Gilles Marchand, Jean-Max Mayer, Audrey Mikaelian, Sophie N’diaye, Élodie Raison, Christian Rapin, Carlos Rodriguez, Thomas Roublot, Léa Saint-Gérand, Maï-Lan Peng Samy, Nidia Sanchez, Gilles Schneider, Sandrine Slimani, Hypo Soclet, Laure Thébert, Sonia Tribolet, Isabelle Vartanian, Aponi Valletoux, Edwige Van Houtte, Akara Yagi-Gohier
Lumière, direction technique : Begoña Garcia Navas
Décor : Jean Rabasse assisté d’Aurélia Michelin
Costumes : Anatole Badiali
Musiques originales : Gwendal Giguelay, XtroniK, Guillaume Duguet
Montage des voix : Alice Roland
Catégories:



























































